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lieu commun
1 mars 2008

Jacques PRÉVERT - le féminin en poésie

Jacques Prévert (1900-1977), poète surréaliste à ses débuts, ami entre-autres de Raymond Queneau, s'éloignera de ce mouvement pour une poésie "populaire", frondeuse, parfois très caustique à l'endroit des corps constitués : l'Armée, l'Église, les institutions ... Mais une grande partie de son œuvre poétique, en prose ou en vers libres, est accessible aux plus jeunes, avec des textes pleins d'humour et d'humanité, petites saynètes du quotidien.
Jacques Prévert est très présent dans les cahiers de récitation ("Paroles" - 1945, est un des recueils de poésie les plus vendus et les plus traduits).
Il est aussi auteur de théâtre et parolier ("Les feuilles mortes", pour ne citer qu'une chanson), ainsi que de scénarios de films (Quai des brumes, les Visiteurs du soir, les Enfants du paradis ; réalisés par Marcel Carné).

Frontières

- Votre nom ?
- Nancy.
- D'où venez-vous ?
- Caroline.
- Où allez-vous ?
- Florence.
- Passez.

- Votre nom ?
-
On m'appelle Rose de Picardie, Blanche de Castille,
  Violette de Parme ou Bleue de Méthylène.
-
Vous êtes mariée ?
-
Oui.
-
Avec qui ?
-
Avec Jaune d'Oeuf.
-
Passez.

Jacques Prévert ("Choses et autres" - Gallimard, 1972)

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Barbara

Rappelle-toi Barbara
Il pleuvait sans cesse sur Brest ce jour-là
Et tu marchais souriante
Épanouie ravie ruisselante
Sous la pluie
Rappelle-toi Barbara
Il pleuvait sans cesse sur Brest
Et je t'ai croisée rue de Siam
Tu souriais
Et moi je souriais de même
Rappelle-toi Barbara
Toi que je ne connaissais pas
Toi qui ne me connaissais pas
Rappelle-toi
Rappelle-toi quand même ce jour-là
N'oublie pas
Un homme sous un porche s'abritait
Et il a crié ton nom
Barbara
Et tu as couru vers lui sous la pluie
Ruisselante ravie épanouie
Et tu t'es jetée dans ses bras
Rappelle-toi cela Barbara
Et ne m'en veux pas si je te tutoie
Je dis tu à tous ceux que j'aime
Même si je ne les ai vus qu'une seule fois
Je dis tu à tous ceux qui s'aiment
Même si je ne les connais pas
Rappelle-toi Barbara
N'oublie pas
Cette pluie sage et heureuse
Sur ton visage heureux
Sur cette ville heureuse
Cette pluie sur la mer
Sur l'arsenal
Sur le bateau d'Ouessant
Oh Barbara
Quelle connerie la guerre
Qu'es-tu devenue maintenant
Sous cette pluie de fer
De feu d'acier de sang
Et celui qui te serrait dans ses bras
Amoureusement
Est-il mort disparu ou bien encore vivant
Oh Barbara
Il pleut sans cesse sur Brest
Comme il pleuvait avant
Mais ce n'est plus pareil et tout est abimé
C'est une pluie de deuil terrible et désolée
Ce n'est même plus l'orage
De fer d'acier de sang
Tout simplement des nuages
Qui crèvent comme des chiens
Des chiens qui disparaissent
Au fil de l'eau sur Brest
Et vont pourrir au loin
Au loin très loin de Brest
Dont il ne reste rien.

Jacques Prévert ("Paroles" - Gallimard, 1949 - disponible en collection Folio-Gallimard, 1972 et au "Livre de Poche")

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Le bouquet

Que fais-tu là petite fille
Avec ces fleurs fraîchement coupées
Que faites-vous là jeune fille
Avec ces fleurs ces fleurs séchées
Que faites-vous là jolie femme
Avec ces fleurs qui se fanent
Que faites-vous là vieille femme
Avec ces fleurs qui meurent

J’attends le vainqueur.

Jacques Prévert ("Paroles" - Gallimard, 1949)

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Je suis comme je suis

Je suis comme je suis
Je suis faite comme ça
Quand j'ai envie de rire
Oui je ris aux éclats
J'aime celui qui m'aime
Est-ce ma faute à moi
Si ce n'est pas le même
Que j'aime chaque fois
Je suis comme je suis
Je suis faite comme ça
Que voulez-vous de plus
Que voulez-vous de moi

Je suis faite pour plaire
Et n'y puis rien changer
Mes talons sont trop hauts
Ma taille trop cambrée
Mes seins beaucoup trop durs
Et mes yeux trop cernés
Et puis après
Qu'est-ce que ça peut vous faire
Ce qui m'est arrivé
Oui j'ai aimé quelqu'un
Oui quelqu'un m'a aimée
Comme les enfants qui s'aiment
Simplement savent aimer
Aimer aimer ...
Pourquoi me questionner
Je suis là pour vous plaire
Et n'y puis rien changer.

Jacques Prévert ("Paroles" - Gallimard, 1949)

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La belle saison

À jeun perdue glacée
Toute seule sans un sou
Une fille de seize ans
Immobile debout
Place de la Concorde
À midi le Quinze Août.

Jacques Prévert ("Paroles" - Gallimard, 1949)

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Riviera

Assise sur une chaise longue
une dame à la langue fanée
une dame longue
plus longue que sa chaise longue
et très âgée
prend ses aises
on lui a dit sans doute que la mer est là
alors elle la regarde
mais elle ne la voit pas
et les présidents passent et la saluent très bas
c’est la baronne Crin
la reine de la carie dentaire
son mari c’est le baron Crin
le roi du fumier de lapin
et tous à ses grands pieds sont dans leurs petits souliers
et ils passent devant elle et la saluent très bas
de temps en temps
elle leur jette un vieux cure-dents
ils le sucent avec ravissement
en continuant leur promenade
leurs souliers neufs craquent et leurs vieux os aussi
et des villas arrive une musique blême
une musique aigre
et sure
comme les cris d’un nouveau-né trop longtemps négligé
c’est nos fils
c’est nos fils disent les présidents
et ils hochent la tête doucement et fièrement
et leurs petits prodiges
désespérement
se jettent à la figure leurs morceaux de piano
la baronne prête l’oreille
cette musique lui plaît
mais son oreille tombe
comme une vieille tuile d’un toit
elle regarde par terre
et elle ne la voit pas
mais l’aperçoit seulement
et la prend
tout bonnement
pour une feuille morte apportée par le vent
c’est alors que s’arrête la triste clameur des enfants
que la baronne n’entendait plus d’ailleurs
que d’une oreille distraite
et dépareillée
et que surgissent brusquement
gambadent dans sa pauvre tête
en toute liberté
les vieux refrains puérils méchants et périmés
de sa mémoire inquiète usée et déplumée
et comme elle cherche vainement
pour passer le temps
qui la menace et qui la guette
un bon regret bien triste et bien attendrissant
qui puisse la faire rire aux larmes
ou même pleurer tout simplement
elle ne trouve qu’un souvenir incongru inconvenant
l’image d’une vieille dame assise toute nue
sur la bosse d’un chameau
et qui tricote méchamment une omelette au guano
.

Jacques Prévert ("Paroles" - Gallimard, 1949)

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L'orgue de Barbarie (passage féminin)

[...]

"Moi je joue de l'orgue de Barbarie
et je joue du couteau aussi"
dit l'homme qui jusqu'ici
n'avait absolument rien dit
et puis il s'avança le couteau à la main
et il tua tous les musiciens
et il joua de l'orgue de Barbarie
et sa musique était si vraie
et si vivante et si jolie
que la petite fille du maître de la maison
sortit de dessous le piano
où elle était couchée
endormie par ennui
et elle dit :
"Moi je jouais au cerceau
à la balle au chasseur
je jouais à la marelle
je jouais avec un seau
je jouais avec une pelle
je jouais au papa et à la maman
je jouais à chat perché
je jouais avec mes poupées
je jouais avec une ombrelle
je jouais avec mon petit frère
avec ma petite soeur
je jouais au gendarme
et au voleur
mais c'est fini fini fini
je veux jouer à l'assassin
je veux jouer de l'orgue de Barbarie."
Et l'homme prit la petite fille par la main
et ils s'en allèrent dans les villes
dans les maisons dans les jardins
et puis ils tuèrent le plus de monde possible
après quoi ils se marièrent
et ils eurent beaucoup d'enfants

[...]

Jacques Prévert ("Paroles" - Gallimard, 1949)

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Voyages 

Moi aussi
comme les peintres

j'ai mes modèles

Un jour
et c'est déjà hier
sur la plate-forme de l'autobus
je regardais les femmes
qui descendaient la rue d'Amsterdam
Soudain à travers la vitre du bus
j'en découvris une
que je n'avais pas vue monter
Assise et seule elle semblait sourire
A l'instant même elle me plut énormément
mais au même instant
je m'aperçus que c'était la mienne
J'étais content.

Jacques Prévert ("Histoires" - Gallimard, 1963 - disponible en collection Folio-Gallimard, 1972)

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Voyages 

Ta main
c'est un visage
Ton bracelet
un collier
Tes deux bagues
tes yeux
Le velours de ta robe
le blond de tes cheveux
.

Jacques Prévert ("Fatras" - Gallimard, 1966 - disponible au Livre de Poche, 1971)

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Enfants de la haute ville 

Enfants de la haute ville
filles des bas quartiers
le dimanche vous promène dans la rue de la Paix
Le quartier est désert
les magasins fermés
Mais sous le ciel gris souris
la ville est un peu verte derrière les grilles des Tuileries
Et vous dansez sans le savoir
Vous dansez en marchant sur les trottoirs cirés
Et vous lancez la mode
sans même vous en douter
Un manteau de fou rire
sur vos robes imprimées
Et vos robes imprimées sur le velours potelé
de vos corps amoureux
Tout nouveaux tout dorés
Folles enfants de la haute ville
ravissantes filles des bas quartiers
modèles impossibles à copier
Cover-girls
colored girls
De la Goutte d'Or ou de Belleville
De Grenelle ou de Bagnolet
.

Jacques Prévert ("Grand bal de printemps" - La Guilde du Livre, 1951 - Folio/Gallimard, 1976)

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En passant ... (ce texte n'a pas de titre dans le recueil) 

En passant
quelqu'un a dit d'elle
Si fraîche et si jolie on dirait une fleur

Pourquoi dire on dirait

De même que dans ces caisses tous ces fruits sont
des fruits
cette enfant est une fleur
une fleur de la vie

Menacée comme chaque fleur
on dirait quelle le sait

Pourquoi dire on dirait

Elle se sait menacée
souvent la mauvaise chance traîne dans le quartier
sifflant la même romance entre ses dents serrées

Tout ce qu'une enfant sait
si elle le disait

Non loin de là
énorme et mort
sur son catafalque de glace
un crabe tourteau d'un rouge tenace semble dormir
encore
Et la chorale de l'Armée du Salut debout en rond
devant la poissonnerie on dirait qu'elle chante
pour lui

Pourquoi dire on dirait

Sans aucun doute ce petit chant funèbre jovial et
rassurant le concerne tout particulièrement

Bon voyage bonne nuit
nous te serrons la pince nous sommes tes amis
tu peux dormir tranquille sans le moindre souci
c'est le bon dieu Neptune qui t'a rappelé à lui
.

Jacques Prévert ("Grand bal de printemps" - La Guilde du Livre, 1951 - Folio/Gallimard, 1976)

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Chanson des sardinières

Tournez tournez
petites filles
tournez autour des fabriques
bientôt vous serez dedans
tournez tournez
filles des pêcheurs
filles des paysans

Les fées qui sont venues
autour de vos berceaux
les fées étaient payées
par les gens du château
elles vous ont dit l’avenir
et il n’était pas beau

Vous vivrez malheureuses
et vous aurez beaucoup d’enfants
beaucoup d’enfants
qui vivront malheureux
et qui auront beaucoup d’enfants
qui vivront malheureux
et qui auront beaucoup d’enfants
beaucoup d’enfants
qui vivront malheureux
et qui auront beaucoup d’enfants
beaucoup d’enfants
beaucoup d’enfants

Tournez tournez
petites filles
tournez autour des fabriques
bientôt vous serez dedans
tournez tournez
filles des pêcheurs
filles des paysans.

Jacques Prévert (paru dans "Le Cheval de Trois" - Editions France-Empire, 1946 et dans "Spectacle", 1949)

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On

C'est un mardi vers quatre heures de l'après-midi
au mois de Février*
dans une cuisine
il y a une bonne qui vient d'être humiliée
Au fond d'elle même
quelque chose qui était encore intact
vient d'être abimé
saccagé
Quelque chose qui était encore vivant
et qui silencieusement riait
Mais

on est entré
on a dit un mot blessant
à propos d'un objet cassé
et la chose qui était encore capable de rire
s'est arrêtée de rire à tout jamais
Et la bonne reste figée
figée devant l'evier
et puis elle se met à trembler
Mais il ne faut qu'elle commence à pleurer
Si elle commençait a pleurer
la bonne à tout faire
elle sait bien qu'elle ne pourrait rien faire

pour s'arrêter
Elle porte en elle une si grande misère
elle la porte depuis si longtemps
comme un enfant mort mais tout de même encore un petit peu vivant
elle sait bien que la première larme versée
toutes les autres larmes viendraient
et cela ferait un tel vacarme
qu'on ne pourrait le supporter
et qu'on la chasserait
et que cet enfant mourrait tout à fait

Alors elle se tait.

* Majuscule - Jacques Prévert (paru dans "Le Cheval de Trois" - Editions France-Empire, 1946 et dans "Spectacle", 1949)

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Portraits de Betty
Portrait de Betty*

Visa des visages
vies dévisagées
passeports
pour les étrangers

Il n'y a pas de miroir objectif
pas plus que d'Objectivité
c'est dans la glace des autres
que parfois on se reconnaît

Ici
sur le mur ou chacun se ressemble
en particulier
tous ressemblent tous ensemble
à Betty
qui les a rassemblés.
 

* pas d'erreur, le poème porte bien ce double titre /

Jacques Prévert ("La Pluie et le beau temps" - Gallimard, 1955)

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Où je vais d'où je viens

Où je vais, d'où je viens,
Pourquoi je suis trempée.
Voyons, ça se voit bien.
Il pleut.
La pluie, c'est de la pluie.
Je vais dessous, et puis,
Et puis c'est tout.
Passez votre chemin
Comme je passe le mien.
C'est pour mon plaisir
Que je patauge dans la boue.
La pluie, ça me fait rire.
Je ris de tout et de tout et de tout.
Si vous avez la larme facile
Rentrez plutôt chez vous,
Pleurez plutôt sur vous,
Mais laissez-moi,
Laissez-moi, laissez-moi, laissez-moi, laissez-moi.
Je ne veux pas entendre le son de votre voix,
Passez votre chemin
Comme je passe le mien.

Le seul homme que j'aimais,
c'est vous qui l'avez tué,
Matraqué, piétiné...
achevé.
J'ai vu son sang couler,
couler dans le ruisseau,
dans le ruisseau.
Passez votre chemin
comme je passe le mien.
L'homme que j'aimais
est mort, la tête dans la boue.
Ce que j'peux vous haïr,
vous haïr ... c'est fou ... c'est fou ... c'est fou.
Et vous vous attendrissez sur moi,
vous êtes trop bons pour moi,
beaucoup trop bons, croyez-moi.

Vous êtes bons ... bons comme le ratier est bon pour le rat ...
mais un jour ... un jour viendra où le rat vous mordra ...
Passez votre chemin,
hommes bons ... hommes de bien.
 

Jacques Prévert ("La Pluie et le beau temps" - Gallimard, 1955)

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Voici un court passage du long poème "Intempéries", sous-titré "Féérie" dans le recueil, et dont le ramoneur est le personnage central. On pourra en proposer les passages accessibles :

Intempéries

(Féérie)

[...] Le ramoneur parle de sa belle
Chacun l'écoute tous sourient aucun ne rit de lui

Je suis son œillet
elle est ma boutonnière
Je suis son saisonnier
elle est ma saisonnière
Elle est ma cloche folle
et je suis son battant
Elle est mon piège roux
je suis son oiseau fou
Elle est mon c
œur
je suis son sang mêlé
Je suis son arbre
elle est mon coeur gravé
Je suis son tenon
elle est ma mortaise
Je suis son âne
elle est mon chardon* ardent
Elle est ma salamandre
jet suis son feu de cheminée
Elle est ma chaleur d'hiver
je suis,son glaçon dans son verre l'été
Je suis son ours
elle a son anneau dans mon nez
Je suis le cheveu que les couturières cachaient autrefois dans l'ourlet de la robe de mariée
pour se marier elles aussi dans l'année
[...] 

* c'est bien "chardon" - Jacques Prévert ("La Pluie et le beau temps" - Gallimard, 1955)



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