Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
lieu commun
4 janvier 2009

Poètes d'OUTRE-MER - Île Maurice

iile_Maurice

Dans cette région de l'Océan Indien, un détour par l'île Maurice, encore une ancienne colonie française, devenue pour les occidentaux une destination touristique de plus, clés en main et pieds dans l'eau, où on peut facilement séjourner (si on en a les moyens bien sûr) sans rien connaître de la culture et de la vie quotidienne des habitants (Bernardin de Saint-Pierre a situé ici son roman "Paul et Virginie") et ignorer, est-on venu pour ça ? toute forme de littérature locale.

L'île Maurice autrefois nommée  "l'île de France", est une île du sud-ouest de l'océan Indien située au cœur de l'archipel des Mascareignes entre la Réunion à l'ouest et l'île Rodrigues à l'est. Depuis 1992, elle forme avec cette dernière une république appelée République de Maurice après avoir obtenu son indépendance en 1968. (source Wikipédia)

C'est ici qu'a vécu et disparu définitivement  le dodo, lourd oiseau incapable de voler, et donc trop facile à chasser. Il ne reste plus que comme symbole de l'extermination des espèces.
Le dodo connaît une forme posthume de célébrité quand
Lewis Carroll le fait entrer dans on célèbre conte pour enfants, Les aventures d'Alice au pays des merveilles (1865).

  • Notez que la revue Point barre, (publiée par Cygnature Ltée, avec le concours de l’Institut français de Maurice et de l'Ambassade de France), consacre son numéro double d'octobre 2010 à la poésie mauricienne, avec trente-deux textes en français et en créole de poètes d'hier et d'aujourd'hui. Cette revue est disponible ici : http://www.lecygne.com/

- - - - - - - - - - - -

Paul-Jean Toulet (1867-1920) n'est pas un poète mauricien, ni seychellois, mais de passage à Maurice, en 1886, il a écrit ce poème - On retrouvera un autre texte de Toulet, cette fois sur les Seychelles, de passage à Mahé, dans cette même catégorie, et des poèmes de l'auteur sur le thème du paysage ici, toujours sur le blog : PRINT POÈTES 11 : PAYSAGES en français :

Douce plage (titre proposé)

Douce plage où naquit mon âme
Et toi, savane en fleurs
Que l'océan trempe de pleurs
Et le soleil de flammes ;

Douce aux ramiers, douce aux amants
Toi de qui la ramure
Nous charmait d'ombre et de murmure,
Et de roucoulements ;

Où j'écoute frémir encore
Un aveu tendre et fier
Tandis qu'au loin riait la mer
Sur le corail sonore.

Paul-Jean Toulet, 1886 (publié dans "Contrerimes", 1921, et "Nouvelles contrerimes", 1936) 

- - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - -

Charles Baudelaire (1821-1867) a promené lui aussi à Maurice ses carnets de poésie. On retrouvera d'autres textes de Baudelaire sur le thème du paysage sur le blog, dans la catégorie : PRINT POÈTES 11 : PAYSAGES en français :

Se doutait-on que ce célèbre poème du recueil  "Les fleurs du mal" faisait référence à l'île Maurice ? On notera que l'esclavage, pourtant aboli en 1848, neuf années avant ce texte, n'est pas ici dénoncé par l'auteur, mais naturellement accepté comme élément de confort.

La vie antérieure

J'ai longtemps habité sous de vastes portiques
Que les soleils marins teignaient de mille feux
Et que leurs grands piliers, droits et majestueux,
Rendaient pareils, le soir, aux grottes basaltiques.

Les houles, en roulant les images des cieux,
Mêlaient d'une façon solennelle et mystique
Les tout-puissants accords de leur riche musique
Aux couleurs du couchant reflété par mes yeux.

C'est là que j'ai vécu dans les voluptés calmes,
Au milieu de l'azur, des vagues, des splendeurs
Et des esclaves nus, tout imprégnés d'odeurs,

Qui me rafraîchissaient le front avec des palmes,
Et dont l'unique soin était d'approfondir
Le secret douloureux qui me faisait languir.

Charles Baudelaire, 1857 ("Les fleurs du mal", "Spleen et idéal", 1861) 

- - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - -

Malcom de Chazal (1902-1981) passe son enfance à Curepipe, la ville la plus haute de l'île, en altitude . Adolescent, il s'exile en Louisiane pour ses études, puis voyage en Europe et retourne finalement s'installer dans l'île Maurice à l'âge de 24 ans.
Malcolm de Chazal est présenté ailleurs sur ce blog, dans diverses catégories du Printemps des Poètes, en particulier ici :
PRINT POÈTES 2009 : L'HUMOUR des poètes. On y trouvera quelques autres aphorismes célèbres.

- - - - - - - -  

Puisqu'il est question de paysage, Malcolm de Chazal a décrit l'île dans un ouvrage indéfinissable, mêlant roman, récit et poésie, "Petrusmok", en 1958 (L'Harmattan, 2001).

"Petrusmok est le livre de la pierre, le livre des divinations inouïes, le livre qui raconte comment tout du mystère de l’univers et de la vie est inscrit dans le moindre recoin de l’Île Maurice, sculpté dans la pierre, matérialisé dans les montagnes, les rochers, et en correspondance exacte avec la vie des hommes. Le titre est formé de petrus (la pierre) et Mok (ou mokko, moka ; Maurice en fait)"... ( présentation de l'éditeur)

Petrusmok (passage)

Lecteur, quand tu dépasseras le « pont en fer » à Phoenix, sur la route asphaltée, murée de cannes à sucre, qui mène à Port-Louis, de Curepipe-l'ensevelie-sous les brumes, - regarde à gauche intensément, puis détache ton regard comme pour vouloir mystifier le monde - regarde en visionnaire, et tu verras ceci.
Sous l'œil impressionniste, un majestueux visage se détache en profil sur la pierre coupante, du côté aigu de la grande tranche du Corps-de-Garde qui donne vers l'Ouest. L'autre versant abrupt est muet. Seul un temple hindou fleurit sur ses pentes.
Ce visage est plat et large, malgré l'aigu du profil dominateur. Le front mange le ciel. Le menton accroche comme une épée. Et seul le buste paraît. Tu peux le voir à mi-poitrine.
Ce matin, je regardais ce visage, et voilà tout d'un coup que je ne fus plus. L'illumination m'avait saisi, et je passais au-delà de moi-même. Je suis maintenant dans le sarcophage du Corps-de-Garde, tombeau abritant le dieu Tot.
Et je vécus le sommeil de pierre.
Ce côté ouest de nos montagnes, - la Chaîne des Trois-mamelles, le Piton du Rempart, le Corps-de-Garde - fait le saint des saints de la Chrétienté Occidentale Prophétique.
Si j'ai vu Moïse ici, les « autres » doivent être là, les Très-Saints. Car Moïse préfigure.

   

Malcolm de Chazal ("Petrusmok", éditions L'Harmattan, 2001) - source du passage cité : http://www.isle-bourbon.com/

- - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - -

Et, toujours pour le paysage, une palette de couleurs :

Les couleurs
sont les empreintes digitales
du soleil

Malcolm de Chazal (Poésies VII, The General Printing & Stationery Cy Ltd, 1945)

- - - - - - - - - - - -

Le gris
Est la robe
Du soir
Se la nuit ...

- - - - - - - - - - - -


Le noir
Est la lumière
Trouée …

- - - - - - - - - - - -

Il faisait
Si chaud
Que
Les fleurs
Durent
Se servir
De
Leurs couleurs
Comme éventails.

- - - - - - - - - - - -

Chaque
Oiseau
A la couleur
De son cri
 

Malcolm de Chazal ("Poèmes", Jean-Jacques Pauvert, 1968

- - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - -

Michel Ducasse est né en 1962 à l’île Maurice. Il a passé toute son enfance dans le village de Goodlands, au nord-est de l’île. Il a commencé à écrire ses premiers poèmes à l’âge de 15 ans. Des études de lettres et de linguistique à Nancy (France) ont parachevé son amour des mots.

Depuis son premier livre publié en 2001 ("Alphabet"), trois autres recueils de poésie ont suivi, toujours aux éditions vilaz métiss: "mélangés" (2002), "soirs d’enfance" (2004) et "calindromes" (2008). (source, présentation et texte empruntés au
"Site de promotion des cultures et des langues créoles" : http://www.potomitan.info)

Cœur océan (début du poème) 

Au reflet d’une morne insolence
Le lagon marronne sans alibi
Couleurs insulées brisant le silence

Tu dis que l’île est un désir
Un caillou déposé à l’envers d’un défi
Présence opaline à l’ombre d’un sourire

Le vent déshabille l’horizon frileux
Emporte en sourdine l’écho de la pluie
Le sable emprisonne nos pas amoureux

Tu dis que l’île est un secret
Une énigme incertaine au verso de l’oubli
Un soleil indécis au souffle d’un regret

Dans le reflet du Morne insolent
Lorsque la brise rallume la nuit
L’île est en nous, forcément… 

Cœur océan
Au désir d’un estuaire
Rivière fragile
Pour dégriser la mer

Et le vent m’emporte au rivage de tes yeux

Cœur océan
Au port de mes silences
Nuit de pirogue
Sur le sable éteint

Et la mer m’emporte en colère de ses lieux

Cœur océan
Au défi d’un regard
Silhouette fragile
Pour dépriser le ciel

Et le vent qui se lève au soleil incertain

Cœur océan
Brise câline
Souffle d’enfance
Sur le temps défunt

[…]

Michel Ducasse ("calindromes",  Éditions Vilaz Métiss, 2008)

- - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - 

Michel Ducasse a traduit en langue créole le célèbre poème de Charles Baudelaire, l'albatros. En voici (source référencée ci-dessus), la version originale suivie de sa traduction. Un excellent exercice d'initiation au créole pour les élèves :

L'albatros  

Souvent, pour s'amuser, les hommes d'équipage
Prennent des albatros, vastes oiseaux des mers,
Qui suivent, indolents compagnons de voyage,
Le navire glissant sur les gouffres amers.

A peine les ont-ils déposés sur les planches,
Que ces rois de l'azur, maladroits et honteux,
Laissent piteusement leurs grandes ailes blanches
Comme des avirons traîner à côté d'eux.

Ce voyageur ailé, comme il est gauche et veule !
Lui, naguère si beau, qu'il est comique et laid !
L'un agace son bec avec un brûle-gueule,
L'autre mime, en boitant, l'infirme qui volait !

Le Poète est semblable au prince des nuées
Qui hante la tempête et se rit de l'archer
Exilé sur le sol au milieu des huées,
Ses ailes de géant l'empêchent de marcher.

Charles Baudelaire ("Les Fleurs du mal",  première édition par l'éditeur Poulet-Malassis, en 1857)

- - - - - - - -  en créole - - - - - - - -

zwazo albatros  

Souvan, pou pran nisa, bann marin dan bato
Trap zwazo albatros, ki plané lor lamer
E swiv, dan enn ti-poz pares kouma matlo
Lakok pistas ki glis-glisé lor vag lanfer

Létan fini donn zot détrwa kout’pié lor plans
Tou bann lérwa lésiel, golmal, mari dékon
Pa sové, nek bouz fix, dan enn mové silans
E les zot gran lézel tréné kom zaviron

Get kouma li paret dan pins sa vwayazer
Ki fek-la ti gayar, get kouma li boufon !
Matlo bril so labek ki népli dan lézer
Lot imit so bataz, déklar kaspat lor pon

Enn poet li parey ar zwazo albatros
Kan li défié siklonn, laper fizi saser
Mé dan sagrin lavi, ler li glisé lor ros
Akoz so bel lézel, li tasé lor later
.

traduction/ adaptation de Michel Ducasse ("Les Fleurs du mal",  première édition en 1857)

- - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - -

Édouard J. Maunick (Joseph Marc Davy Maunick) est né en 1931 sur l’île Maurice, qu'il quitte pour entamer un itinéraire de poète, écrivain, essayiste, homme de radio, conférencier, etc, en France métropolitaine. Il obtient le Grand Prix de la Francophonie de l'Académie Française (2003). Aujourd'hui il est retourné vivre sur son île natale. (source, présentation et texte empruntés au site déjà mentionné pour son extraordinaire mine d'informations :  http://www.lehman.cuny.edu/ile.en.ile)

"Je salue [...] l'homme qui, après avoir été proche de Léopold Sedar Senghor, a su gagner l'amitié de Nelson Mandela, haute figure de cette Afrique du Sud débarrassée de l'apartheid, où Édouard Maunick fut ambassadeur de son pays pendant plusieurs années. Maunick est un important et singulier poète qu'irrigue un « sang mêlé comme une langue de feu". (Jean Orizet, en préface au recueil de l'auteur "Elle & Île : Poèmes d'une même passion", Le cherche-midi, 2002) - source : http://jacbayle.perso.neuf.fr/livres/Nouveau/Maunick.html

Géographie d'un exil

                          À Patrick Finet & Marc Raffray

Lieu 1 (première partie du poème)

Ce que les jours te cachent/
ce que les nuits ignorent/
préméditent ton exil
pour le compte du hasard
qui ne mande ni n'accorde/
tout étant temps qui passe
sans savoir où tu es/
sans savoir où tu vas/
n'ayant pour seule boussole
que ton sang vagabond/
il coule de quatre sources*
et jamais ne sommeille/
il irrigue les terres de
ton grand arbre ancestral/
il ensemence les mers
de tes plus fous départs/
ton nom vrai est Métis :
nous ne sommes de nulle part
arrivés de partout
avec ou sans passeport
[…]

Édouard J. Maunick ("Brûler à vivre / Brûler à survivre",  Éditions Le Carbet - Maison de l'Outre-Mer, 2004)

- - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - -  

Édouard Maunick célèbre ses 50 ans d'écriture poétique avec le recueil : "50 quatrains pour narguer la mort". Un choix parmi ces quatrains est proposé ici.

Présentation du recueil par l'éditeur : "Les 50 Quatrains pour narguer la mort" du poète mauricien Edouard J.
Maunick, et le court texte en prose intitulé "Contre-silence" qui leur fait suite, témoignent de la force de cette voix de l'océan Indien venue célébrer la splendeur du monde. Conçus sous la forme d'une série ininterrompue, ces 50 quatrains aux accents liturgiques sont peut-être la "seule vraie légende", le "mentir vrai" d'un poète qui appartient à la confrérie des griots et des chantres de l'oralité.

50 quatrains pour narguer la mort (extraits)

[…]

- - - - - - -

3

aucune image est fausse
et la mer est partout
le destin seul choisit
tout le reste doit survivre

- - - - - - -

11

j'existe avec les arbres
moi-même inféodé
à chaque liane du banian
du lafouche mascareigne

- - - - - - -

13
si savoir que mourir
c’est mourir aux grands arbres
je me replante rebelle
plus racine que la pierre


- - - - - - -

15
le bleu jacaranda
le jaune tendre baguenaudier
le rouge hibiscus
sont couleurs-soleil-sang
 

- - - - - - -

37

kenn lavérité
pli gran ki testaman
cyklonn kapav suflé
vié léritaz tini

(aucune vérité
n’est plus grande que testament
le cyclone peut souffler
le vieil héritage tient)*

- - - - - - -

48

un autre enfant viendra
caresser je ne sais
quel autre rêve de partir
vers des îles parolières

- - - - - - -

[…]

Édouard J. Maunick  ("50 quatrains pour narguer la mort", Editions Bartholdi 2005-bilingue et Seghers 2006 - en langue française).* ce quatrain est le seul en créole (et il n'est pas traduit) dans le recueil des éditions Seghers

- - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - 

Le recueil "Ensoleillé vif", préfacé par Léopold Sedar Senghor, a obtenu le prix Apollinaire en 1977. Extrait :

 

la nuit s'est absentée (titre proposé)

la nuit s'est absentée
il lui restait la lune à vendre
maintenant nous sommes seuls
avec la lumière seule
l'équateur de notre sang mêlé
je me refuse aux lignes de ma main
je suis là pour contredire
pour provoquer demain
seul ce scandale
peut nourrir ma guerre ...

Édouard J. Maunick  ("Ensoleillé vif", préface de Léopold Sedar Senghor, Éditions Saint Germain-des-Prés, 1976 et  Nouvelles éditions africaines, 1977)

- - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - -

Jean Fanchette (1932-1992), romancier et poète, a quitté son île Maurice natale, comme bien d'autres, pour suivre des études à Paris. Il a obtenu pour ses recueils de poésies, entre-autres distinctions, le prix Paul Valéry (1956).
Il est à l'origine de la revue
Two Cities, qui publie des textes d'Yves Bonnefoy,  d'André Pieyre de Mandiargues, pour n'en citer que deux, et d'autres crivains importants de cette époque. C'est encore aux éditions Two Cities qu'il publie nombre de ses propres poèmes. On trouvera la presque totalité de ses poèmes dans l'ouvrage "L'Île Équinoxe - Poèmes 1954-1991" (voir ci-dessous) 

"Jean Fanchette est  un jeune Mauricien beau et sombre, en équilibre entre la terre et la poésie." (Anaïs Nin, "Journal")

De nombreux textes de l'auteur sont lisibles sur le site http://www.jeanfanchette.com/

Le poème de l'arbre enfant

                          À Yvonne et Robert Ganzo


Les pulsations d’un paysage
Vibrant dans les veines de l’arbre,
Le rocher frère et ses présages
Furent appris en ce matin
Porté vers moi du fond des âges.

Le même oiseau de rive en rive,
Rythme la saison des éclairs.
La même barque à la dérive
Rêve aux vertiges des déserts
Aux silences d’eau et de pierre.

L’orage éclate et l’arbre enfant,
Lové dans la paume du vent,
Comprend notre fraternité
Scellée dans le sang des étés.
Fus-je mélèze ? après ? avant ?

Dans les forêts de mémoire,
L’homme plante ses territoires
Et l’arbre enfant, né des orages,
Découvre l’âme du feuillage
Blottie au cœur serré des soirs.

L’arbre se souvient de l’amande,
De la nuit lente des racines,
Des forêts d’ombre et de résine,
Jusqu’au cri du premier oiseau
Par-delà des siècles d’attente.

Et moi l’enfant d’une seconde,
Parmi l’or mouvant de genêts,
Je veille cet instant que fonde
L’angoisse de millions d’années
Dans le désordre clair du monde.

Tous ces oiseaux dans ma mémoire
Et tous ces mauves dans mes yeux.
Pour transmuer en feux et moire
Les paysages jamais mieux
Définis qu’en dehors du lieu.

L’arbre que j’appelle mélèze,
Se transforme en jacarandas,
Flamboyants, pourpres floraisons
Eclatant dans mon sang qui pèse
Le poids de toutes ces saisons

Le loriot dans le cerisier,
Un colibri dans le manguier,
Moi écartelé par vos cris,
Moi soudain découvrant le prix
De vivre et d’accomplir deux vies.

Montagnes de quelle mémoire ?
Je vendange votre prescience.
J’atteins enfin aux transparences
Du minéral. Brève lumière
Où je découvre cette main,
Tendue entre l’arbre et la pierre.

Et le sable redevient algue
L’âme innombrable du corail
Palpite, prise dans les mailles
De l’eau. Le charbon se souvient
Des forêts, de l’enfance du feu…
Tout dans l’éclair d’une seconde !
 

Jean Fanchette (dans le recueil "Osmoses", paru aux éditions Two Cities, 1954 - puis dans l'ouvrage "L'Île Équinoxe - Poèmes 1954-1991", recueil de poésie - Éditions Stock, 1993 - réédition en 2009 aux Editions Philippe Rey, avec une préface de J.M.G. Le Clézio) - L’Île Équinoxe rassemble des textes sélectionnés par l’auteur dans les différents recueils composant son œuvre poétique : Osmoses (1954), Les Midis du sang (1955), Archipels (1958), Identité provisoire (1965), Je m’appelle sommeil (1977), La Visitation de l’oiseau pluvier (1980), Mémoire de la saxifrage (1956-1991). (source : site de l'éditeur Philippe Rey)

- - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - -

Pour un printemps

                          À Philippe Chabaneix


Je rêve de printemps dans les planètes mortes
De beautés momifiées dans les mondes perdus
Femmes lumineuses du premier matin du monde
Dont les baisers tristes sont sur ma bouche
Dont l’odeur de vent et de feuilles est sur mon corps
Je rêve d’autres femmes prisonnières du Temps
Qui attendent de naître dans les profondeurs mauves
De la Permanence encloses en des anneaux d’ombre
Et que berce l’ivresse des printemps à venir
Présent Passé Futur réseaux mystérieux
Dont les vagues échos se prolongent en rêve
Présent mort-né que mes mains ne peuvent cerner
Futur Femme lovée en des cercles d’oubli
Aujourd’hui dans Hier Demain dans Aujourd’hui
Je sens bruire en mes veines la sève de l’instant
Et je bois le souffle des aurores mouillées
Parvenu jusqu’à moi de quels printemps fossiles
Je rêve de printemps dans les planètes mortes…

Je rêve de déserts lourds de bruissements d’ailes
Où la sève engourdie figée en son mystère
Se souvient encore des saisons d’autrefois
Des symphonies de joie dans l’air éparpillé
De miracles anciens que la pierre éternise
Et je vois dans mon ciel le vert étonnement
De la première aurore du monde
Jaillie au-delà des collines bleues du temps
Comme une fulgurante gerbe de lumière.

Cycles après cycles Vie et Mort de toujours
Je vous revois ce soir les yeux écartelés
Entre hier et Demain trajectoires sans fin
Et je brasse moi ce témoin sans âge
De ma lucidité le mystère de vivre

Et je cerne en tremblant des printemps millénaires
Epars dans le silence où reviens toute chose.

Jean Fanchette (dans le recueil "Les midis du sang", paru aux éditions Two Cities, 1955 - puis dans l'ouvrage "L'Île Équinoxe - références ci-dessus)



Publicité
Commentaires
Publicité