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15 mai 2009

Yves BONNEFOY, Alain BOSQUET, Alain BOUDET, Nicolas BOUVIER - PRINT POÈTES 11 : PAYSAGES en français

Yves Bonnefoy est né en 1923. Poète qui a côtoyé un temps les Surréalistes, il est connu des lycéens de terminale L pour "Les Planches courbes", recueil publié en 2001 (extraits ci-dessous). Yves Bonnefoy a réalisé des ouvrages en collaboration avec des artistes. C'est aussi un auteur de réflexions et de critiques de littérature et d'arts plastiques, et un traducteur (de Shakespeare entre-autres auteurs). Son dernier recueil en date, "Raturer outre", est paru en 2010.

"Partout en nous rien que l'humble mensonge
Des mots qui offrent plus que ce qui est dit
Ou disent autre chose que ce qui est dit"...

(passage du texte "Dans le leurre des mots", recueil "Les Planches courbes")

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On retrouve des passages du texte "Que ce monde demeure", sur le site du Printemps des Poètes, à l'adresse (à copier-coller) : http://www.printempsdespoetes.com
Même s'il peut être proposé en partie pour le thème du Printemps des Poètes 2011, ce magnifique poème dépasse la simple évocation du paysage.
Le paysage lui-même est ici témoin et acteur de la permanence de l'être, pour la nécessaire continuité entre présence et absence.

"Oh, que tant d'évidence
Ne cesse pas" ...

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Que ce monde demeure

I

Je redresse une branche
Qui s'est rompue. Les feuilles
Sont lourdes d'eau et d'ombre
Comme ce ciel, d'encore

Avant le jour. Ô terre,
Signes désaccordés, chemins épars,
Mais beauté, absolue beauté,
Beauté de fleuve,

Que ce monde demeure,
Malgré la mort !
Serrée contre la branche
L'olive grise.

II

Que ce monde demeure,
Que la feuille parfaite
Ourle à jamais dans l'arbre
L'imminence du fruit !

Que les huppes, le ciel
S'ouvrant, à l'aube,
S'envolent à jamais, de dessous le toit
De la grange vide,

Puis se posent, là-bas
Dans la légende,
Et tout est immobile
Une heure encore.

III

Que ce monde demeure !
Que l'absence, le mot
Ne soient qu'un, à jamais,
Dans la chose simple.

L'un à l'autre ce qu'est
La couleur à l'ombre,
L'or du fruit mûr à l'or
De la feuille sèche.

Et ne se dissociant
Qu'avec la mort
Comme brillance et eau quittent la main
Où fond la neige.

IV

Oh, que tant d'évidence
Ne cesse pas
Comme s'éteint le ciel
Dans la flaque sèche,

Que ce monde demeure
Tel que ce soir,
Que d'autres que nous prennent
Au fruit sans fin,

Que ce monde demeure,
Qu'entre, à jamais,
La poussière brillante du soir d'été
Dans la salle vide,

Et ruisselle à jamais
Sur le chemin
L'eau d'une heure de pluie
Dans la lumière.

V

Que ce monde demeure,
Que les mots ne soient pas
Un jour ces ossements
Gris, qu'auront becquetés,

Criant, se disputant,
Se dispersant,
Les oiseaux, notre nuit
Dans la lumière.

Que ce monde demeure
Comme cesse le temps
Quand on lave la plaie
De l'enfant qui pleure.

Et lorsque l'on revient
Dans la chambre sombre
On voit qu'il dort en paix,
Nuit, mais lumière.

VI

Bois, disait celle qui
S'était penchée,
Quand il pleurait, confiant,
Après sa chute.

Bois, et qu'ouvre ta main
Ma robe rouge,
Que consente ta bouche
À sa bonne fièvre.

De ton mal presque plus
Rien ne te brûle,
Bois de cette eau, qui est
L'esprit qui rêve.

VII

Terre, qui vint à nous
Les yeux fermés
Comme pour demander
Qu'une main la guide.

Elle dirait : nos voix
Qui se prennent au rien
L'une de l'autre soient
Notre suffisance.

Nos corps tentent le gué
D'un temps plus large,
Nos mains ne sachent rien
De l'autre rive.

L'enfant naisse du rien
Du haut du fleuve
Et passe, dans le rien,
De barque en barque.

VIII

Et encore : l'été
N'aura qu'une heure
Mais la nôtre soit vaste
Comme le fleuve.

Car c'est dans le désir
Et non le temps
Qu'a puissance l'oubli
Et que mort travaille,

Et vois, mon sein est nu
Dans la lumière
Dont les peintures sombres, indéchiffrées,
Passent rapides
.

Yves Bonnefoy ("La pluie d'été", 1999 - et première section du recueil "Les Planches courbes", Mercure de France, 2001 ; réédité en Poésie/Gallimard, 2003)

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Un autre texte du même recueil, emprunté également au site du Printemps des Poètes, à l'adresse (à copier-coller) : http://www.printempsdespoetes.com

Rouler plus vite

Pourquoi regardaient-ils l'horizon ? Pourquoi gardaient-ils les yeux constamment fixés sur ce
point, là-bas ? Peut-être simplement parce qu'ils roulaient droit vers lui depuis bien longtemps sur
cette route nocturne, dont chaque côté n'était qu'une étendue caillouteuse, parfois bosselée de
collines basses, avec seulement de rares buissons sous le grand ciel, sans étoiles. Au loin, très loin,
deux lignes indéfinies de montagnes. Quelque chose comme deux bras qui, largement ouverts
autour d'eux, les appelaient à l'avant, là où semblait se jeter la route. Mais cela faisait tant d'heures
maintenant que ce seuil se dérobait, s'effaçait, rejetant loin de l'asphalte nue les pentes imaginées,
espérées ! Tant d'heures ! Alors que depuis si longtemps déjà la nuit aurait dû finir.
Ils regardaient l'horizon, le ras du ciel, ils se taisaient, ils ne pouvaient plus détacher leur pensée
de ce point où la route perçait la masse noire, indécise.

Yves Bonnefoy ("Les Planches courbes", éditions Mercure de France, 2001 - réédité dans "Les Planches courbes", section "Jeter des pierres", Poésie/Gallimard, 2003)

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La maison natale (première strophe du poème)

I
Je m’éveillai, c’était la maison natale,
L’écume s’abattait sur le rocher,
Pas un oiseau, le vent seul à ouvrir et fermer la vague,
L’odeur de l’horizon de toutes parts,
Cendre, comme si les collines cachaient un feu
Qui ailleurs consumait un univers.
Je passai dans la véranda, la table était mise,
L’eau frappait les pieds de la table, le buffet.
Il fallait qu’elle entrât pourtant, la sans-visage
Que je savais qui secouait la porte
Du couloir, du côté de l’escalier sombre, mais en vain,
Si haute était déjà l’eau dans la salle.
Je tournais la poignée, qui résistait,
J’entendais presque les rumeurs de l’autre rive,
Ces rires des enfants dans l’herbe haute,
Ces jeux des autres, à jamais les autres, dans leur joie.

[...]
 

Yves Bonnefoy ("Les Planches courbes", éditions Mercure de France, 2001 - réédité dans "Les Planches courbes", section "La maison natale", Poésie/Gallimard, 2003)

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Le soir

Rayures bleues et noires.
Un labour qui dévie vers le bas du ciel.
Le lit, vaste et brisé comme le fleuve en crue.
- Vois, c'est deja le soir,
Et le feu parle auprès de nous dans l'éternité de la sauge.
 

Yves Bonnefoy ("Pierre écrite", éditions Mercure de France, 1965)

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Autour de la neige, Yves Bonnefoy a construit un recueil, intitulé "Début et fin de la neige", en 1991 :

La seule rose 

I

Il neige, c'est revenir dans une ville
Où, et je le découvre en avançant
Au hasard dans des rues qui toutes sont vides,
J'aurais vécu heureux une autre enfance.
Sous les flocons j'aperçois des façades
Qui ont beauté plus que rien de ce monde.
Seuls parmi nous Alberti puis San Gallo
A San Biagio, dans la salle la plus intense
Qu'ait bâtie le désir, ont approché
De cette perfection, de cette absence.

Et je regarde donc, avidement,
Ces masses que la neige me dérobe.
Je recherche surtout, dans la blancheur
Errante, ces frontons que je vois qui montent
A un plus haut niveau de l'apparence.
Ils déchirent la brume, c'est comme si
D'une main délivrée de la pesanteur
L'architecte d'ici avait fait vivre
D'un seul grand trait floral
La forme que voulait de siècle en siècle
La douleur d'être né dans la matière.

II

Et là-haut je ne sais si c'est la vie
Encore, ou la joie seule, qui se détache
Sur ce ciel qui n'est plus de notre monde.
Ô bâtisseurs
Non tant d'un lieu que d'un regain de l'espérance,
Qu'y a-t-il au secret de ces parois
Qui devant moi s'écartent ? Ce que je vois
Le long des murs, ce sont des niches vides,
Des pleins et des délies, d'où s'évapore
Par la grâce des nombres
Le poids de la naissance dans l'exil,
Mais de la neige s'y est mise et s'y entasse,
Je m'approche de l'une d'elles, la plus basse,
Je fais tomber un peu de sa lumière,
Et soudain c'est le pré de mes dix ans,
Les abeilles bourdonnent,
Ce que j'ai dans mes mains, ces fleurs, ces ombres,
Est-ce presque du miel, est-ce de la neige?

III

J'avance alors, jusque sous l'arche d'une porte.
Les flocons tourbillonnent, effaçant
La limite entre le dehors et cette salle
Où des lampes sont allumées : mais elles-mêmes
Une sorte de neige, qui hésite
Entre le haut, le bas, dans cette nuit.
C'est comme si j'étais sur un second seuil.

Et au-delà ce même bruit d'abeilles
Dans le bruit de la neige. Ce que disaient
Les abeilles sans nombre de l'été,
Semble le refléter l'infini des lampes.

Et je voudrais
Courir, comme du temps de l'abeille, cherchant
Du pied la balle souple, car peut-être
Je dors, et rêve, et vais par les chemins d'enfance.

IV

Mais ce que je regarde, c'est de la neige
Durcie, qui s'est glissée sur le dallage
Et s'accumule aux bases des colonnes
A gauche, à droite, et loin devant dans la pénombre.
Absurdement je n'ai d'yeux que pour l'arc
Que cette boue dessine sur la pierre.
J'attache ma pensée à ce qui n'a
Pas de nom, pas de sens. Ô mes amis,
Alberti, Brunelleschi, San Gallo,
Palladio qui fais signe de l'autre rive,
Je ne vous trahis pas, cependant, j'avance,
La forme la plus pure reste celle
Qu'a pénétrée la brume qui s'efface,
La neige piétinée est la seule rose.

Yves Bonnefoy ("Début et fin de la neige", éditions Mercure de France, 1991 - réédité sous le titre "Ce qui fut sans lumière, suivi de Début et fin de la neige", Poésie/Gallimard, 1995)

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La charrue 

Cinq heures. La neige encore. J’entends des voix
À l’avant du monde.
 
Une charrue
Comme une lune au troisième quartier
Brille, mais la recouvre
La nuit d’un pli de la neige.
 
Et cet enfant
A toute la maison pour lui, désormais. Il va
D’une fenêtre à l’autre. Il presse
Ses doigts contre la vitre. Il voit
Des gouttes se former là où il cesse
D’en pousser la buée vers le ciel qui tombe.

Yves Bonnefoy ("Début et fin de la neige", éditions Mercure de France, 1991 - réédité sous le titre "Ce qui fut sans lumière, suivi de Début et fin de la neige", Poésie/Gallimard, 1995)

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Les flambeaux 

Neige
Qui as cessé de donner, qui n’es plus
Celle qui vient mais celle qui attend
En silence, ayant apporté mais sans qu’encore
On ait pris, et pourtant, toute la nuit,
Nous avons aperçu, dans l’embuement
Des vitres parfois même ruisselantes,
Ton étincellement sur la grande table.

Neige, notre chemin,
Immaculé encore, pour aller prendre
Sous les branches courbées et comme attentives
Ces flambeaux, ce qui est, qui ont paru
Un à un, et brûlé, mais semblent s’éteindre
Comme aux yeux du désir quand il accède
Aux biens dont il rêvait (car c’est souvent
Quand tout se dénouerait peut-être, que s’efface
En nous de salle en salle le reflet
Du ciel, dans les miroirs), ô neige, touche
Encore ces flambeaux, renflamme-les
Dans le froid de cette aube; et qu’à l’exemple
De tes flocons qui déjà les assaillent
De leur insouciance, feu plus clair,
Et malgré tant de fièvre dans la parole
Et tant de nostalgie dans le souvenir,
Nos mots ne cherchent plus les autres mots mais les
    avoisinent,
Passent auprès d’eux, simplement,
Et si l’un en a frôlé un, et s’ils s’unissent,
Ce ne sera qu’encore ta lumière,
Notre brièveté qui se dissémine,
L’écriture qui se dissipe, sa tâche faite.

(Et tel flocon s’attarde, on le suit des yeux,
On aimerait le regarder toujours,
Tel autre s’est posé sur la main offerte.

Et tel plus lent et comme égaré s’éloigne
Et tournoie, puis revient. Et n’est-ce dire
Qu’un mot, un autre mot encore, à inventer,
Rédimerait * le monde ? Mais on ne sait
Si on entend ce mot ou si on le rêve).

Yves Bonnefoy ("Début et fin de la neige", éditions Mercure de France, 1991 - réédité sous le titre "Ce qui fut sans lumière, suivi de Début et fin de la neige", Poésie/Gallimard, 1995) - *rédimer = sauver

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Une voix *

Écoute-moi revivre dans ces forêts
Sous les frondaisons de mémoire
Où je passe verte,
Sourire calciné d'anciennes plantes sur la terre,
Race charbonneuse du jour.

Ecoute-moi revivre, je te conduis
Au jardin de présence,
L'abandonné au soir et que les ombres couvrent,
L'habitable pour toi dans le nouvel amour.

Hier règnant désert, j'étais feuille sauvage
Et libre de mourir,
Mais le temps mûrissait, plainte noire des combes,
La blessure de l'eau, dans les pierres du jour. 

Yves Bonnefoy ("Hier régnant désert", éditions Mercure de France, 1958) - *d'autres textes, dans d'autres recueils de l'auteur, portent ce titre

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La tâche d’espérance

C’est l’aube. Et cette lampe a-t-elle donc fini
Ainsi sa tâche d’espérance, main posée
Dans le miroir embué sur la fièvre
De celui qui veillait, ne sachant pas mourir ?

Mais il est vrai qu’il ne l’a pas éteinte,
Elle brûle pour lui, malgré le ciel.
Des mouettes crient leur âme à tes vitres givrées,
Ô dormeur des matins, barque d’un autre fleuve
. 

Yves Bonnefoy ("Ce qui fut sans lumière", éditions Mercure de France, 1958 - réédité sous le titre "Ce qui fut sans lumière, suivi de Début et fin de la neige", Poésie/Gallimard, 1995) 

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Voici un des textes de "La vie errante" (Mercure de France, 1993, recueil de poèmes en prose, "long récit en rêve" (Anne Gourio), dans lequel le vocabulaire se refuse au paysage, pour ne pas le trahir. Toujours cette préoccupation du "leurre, parler", le "leurre des mots" :

De grands blocs rouges

Il se demandait comment il pourrait dire ces grands blocs rouges, cette eau grise, argentée, qui glissait entre eux en silence, ce lichen sombre à diverses hauteurs du chaos des pierres. Il se demandait quels mots pourraient entrer comme son regard le faisait en cet instant même dans les anfractuosités du roc, ou prendre part à l´emmêlement des buissons sous les branches basses, devant ce bord de falaise qui dévalait sous ses pas parmi encore des ronces et des affleurements de safre taché de rouille. Pourquoi n´y a-t-il pas un vocable pour désigner par rien que quelques syllabes ces feuilles mortes et ces poussières qui tournent dans un remous de la brise ? Un autre pour dénommer à lui seul de façon spécifique autant que précise l´instant où un moucheron se détache de la masse de tous les autres, au-dessus des prunes pourries dans l´herbe, puis y revient, boucle vécue sans conscience, signe privé de sens autant que fait privé d´être, mais un absolu tout de même, à lui seul aussi vaste que tout l´abîme du ciel ? Et ces nuages, dans leur position de juste à présent, couleurs et formes ? Et ces coulées de sable dans l´herbe auprès du ruisseau ? Et ce petit mouvement de la tête brusque du merle qui s´est posé sans raison, qui va s´envoler sans raison ? Comment se fait-il qu´auprès de si peu des apects du monde le langage ait consenti à venir, non pour peiner à la connaissance mais pour trouver repos dans l´évidence rêveuse, posant sa tête aux yeux clos contre l´épaule des choses ? Quelle perte, nommer ! Quel leurre, parler ! Et quelle tâche lui est laissée, à lui qui s´interroge ainsi devant la terre qu´il aime et qu´il voudrait dire, quelle tâche sans fin pour simplement ne faire qu´un avec elle ! Quelle tâche que l´on conçoit dès l´enfance, et que l´on vit de rêver possible, et que l´on meurt de ne pouvoir accomplir ?

Yves Bonnefoy ("La Vie Errante", éditions Mercure de France, 1993 - réédité sous le titre "La Vie errante suivi de Remarques sur Le dessin", Poésie/Gallimard, 1997)

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Yves Bonnefoy, dans "le Nuage rouge" consacre huit articles aux rapports de la poésie avec l’art, notamment autour du tableau de Mondrian portant ce même titre, "le Nuage rouge", peint en 1907 :

"cette nuée éclaire tout" (Y. B.)

Bonnefoy_le_nuage_rouge

Le nuage rouge (extraits)

Deux étendues, l’une bleue azur l’autre verte, séparées par une ligne où se nouent un autre bleu et du noir, qu’une trace de blanc irise : mais vers le haut, centre qui va, matière soudain lumière, la masse rouge orangée du grand nuage. De cette œuvre que Mondrian a peinte en 1908 ou 1909, au seuil de sa première maturité, on peut dire qu’elle ne cherche guère à représenter ou même évoquer les choses du monde, on peut remarquer aussi que le pinceau y est souvent perceptible, ici écrasé par la pâte, là zigzaguant librement, trace de bleu qui traverse de l’ocre beige, et d’autres concluront qu’il n’y a rien d’autre au total sur ce bout de toile que cinq ou six taches brossées vite, déjà la peinture abstraite.

[...]

On verra que cela fait une image plane — une bannière à deux bandes, frappée d’une tache rouge — mais qu’aux confins du vert et du bleu, dans l’étroitesse d’un peu de blanc et de noir qui vibrent à l’infini, c’est la profondeur comme telle qui du coup se signifie à rencontre, s’indique non abolie. Dimension autre, cet horizon. Non la troisième de l’espace perspective, mais l’hétérogène à jamais qui dresse la présence contre l’image, la faille qui revendique ce que nulle écriture ne saurait jamais accepter, à savoir qu’il y a un ailleurs, là-bas, et donc un ici, en retour, c’est à dire au total un lieu, ce qui ne peut valoir que pour une vie, dans une durée, et oblige à l’expérience de l’être.

[...]

Yves Bonnefoy ("Le Nuage rouge", Mercure de France, 1977 - réédité en Folio/Gallimard, 1999)



Alain Bosquet est le nom d'auteur d'Anatole Bisk (1919-1998). C'est un écrivain français d'origine russe, auteur de théâtre, de nouvelles, de romans, de récits, et de poésies très adaptées aux enfants d'élémentaire, et aux grands enfants que nous sommes restés, parfois.

Un enfant m’a dit

Un enfant m’a dit :
"La pierre est une grenouille endormie."
Un autre enfant m’a dit :
"Le ciel, c’est de la soie fragile."
Un troisième enfant m’a dit :
"L’océan, quand on lui fait peur, il crie."
Je ne dis rien, je souris.
Le rêve de l’enfant, c’est une loi.
Et puis, je sais que la pierre,
Vraiment, est une grenouille,
Mais au lieu de dormir
Elle me regarde.

Alain Bosquet ("Le cheval applaudit" - Enfance heureuse, éditions Ouvrières, 1977)

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Arbre

Tu es plus souple que le zèbre
Tu sautes mieux que l'équateur.
Sous ton écorce les vertèbres
font un concert d'oiseaux moqueurs.
J'avertirai tous les poètes :
il ne faut pas toucher aux fruits
c'est là que dorment les comètes,
et l'océan s'y reconstruit.
Tu es léger comme un tropique.
Tu es plus sage qu'un poisson.
Dans chaque feuille une réplique
est réservée pour ma chanson.
Dès qu'on t'adresse la parole,
autour de toi s'élève un mur.
Tu bats des branches, tu t'envoles
c'est toi qui puniras l'azur.

Alain Bosquet ("Le cheval applaudit" - Enfance heureuse, éditions Ouvrières, 1977)

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J'écrirai

J’écrirai ce poème,
     pour qu'il me donne
     un fleuve doux
     comme les ailes du toucan

J’écrirai ce poème
     pour qu'il t'offre une aurore
     quand Il fait nuit
     entre ta gorge et ton aisselle

J'écrirai ce poème
     pour que dix mille marronniers
     prolongent leurs vacances
     pour que sur chaque toit
     vienne s'asseoir une comète

J'écrirai ce poème
     pour que le doute ce vieux loup
     parte en exil
     pour que tous les objets reprennent
     leurs leçons de musique

J'écrirai ce poème
     pour aimer comme on aime par surprise
     pour respecter comme on respecte en oubliant
     pour être digne
     de l'inconnu de l'impalpable

J'écrirai ce poème
     mammifère ou de bois
     il ne me coûte rien

il m'est si cher
Il vaut plus que ma vie.

Alain Bosquet ("Le cheval applaudit" - Enfance heureuse, éditions Ouvrières, 1977)

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Mer

La mer écrit un poisson bleu,
efface un poisson gris.

La mer écrit un croiseur qui prend feu,
efface un croiseur mal écrit.

Poète plus que les poètes,
musicienne plus que les musiciennes,
elle est mon interprète,
la mer ancienne,
la mer future,
porteuse de pétales,
porteuse de fourrure.

Elle s’installe
au fond de moi.

La mer écrit un soleil vert,
efface un soleil mauve.

La mer écrit un soleil entrouvert
sur mille requins qui se sauvent.

Alain Bosquet ("Le cheval applaudit" - Enfance heureuse, éditions Ouvrières, 1977)



Alain Boudet est né en 1950. Il exerce le métier de documentaliste et a publié une vingtaine de recueils de poésie, des textes de chansons pour des auteurs compositeurs-interprètes, etc (voir son site).

Pas de titre pour ce texte :

Elle souffle sur la lune
et fait tomber le ciel
dans la buée du soir.

Et quand la lune éclate
on voit soudain filer le rire des étoiles.

Alain Boudet ("Poèmes pour sourigoler" - Blanc Silex, 1999)

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On trouvera ce texte avec beaucoup d'autre, sur le thème du paysage, dans la poéthèque du site du Printemps des Poètes à l'adresse (à copier-coller) : http://www.printempsdespoetes.com

 

Sans titre

L'éclair joint le feu à la source

et nous sommes pareils à l'éclair
La pierre abrite la lumière
et nous ressemblons à la pierre
Chaque reflet nous investit
nous sommes perméables aux cris
dissous dans l'ombre
En écoutant nos pas
nous apprenons le monde
Le chemin même est transparent
Nous peuplons chaque instant
de ce qui nous habite
et nous prêtons nos voix
aux mots du paysage.

Alain Boudet ("Les mots du paysage", éditions Donner à Voir, 1997)



Des poètes suisses de langue française sont présents dans cette catégorie : Alexandre Voisard, Nicolas Bouvier, Blaise Cendrars, Philippe Jaccottet, Charles-Ferdinand Ramuz, et Nicolas Bouvier ci-dessous.

Nicolas Bouvier (1929-1998) est un poète suisse de langue française, contemporain et ami d'Alexandre Voisard (voir la section de cet auteur dans cette même catégorie). Reporter photographe, il rapporte de ses voyages des images, des chroniques et des poèmes. Le livre "Chronique japonaise" est l'ouvrage qui le fait vraiment connaître (Éditions Payot et Rivages, en 2001).
Son unique recueil de poésies est paru en 1982 : "Le Dehors et le dedans " (Éditions Zoé). La réédition posthume, en 1998, inclut d'autres textes, dont son ultime poème : "Morte saison" (ci-dessous).

"Toutes les manières de voir le monde sont bonnes, pourvu qu’on en revienne."
("L'usage du monde", avec des dessins de Thierry Vernet - Payot, 1963, réédition 2001)

livre_Bouvier

"Le Dehors et le dedans", Points/Gallimard, 2007, à se procurer d'urgence (6 €)

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Les Indes galantes

Nombril du continent
Poumon léger du monde et poussière douce au pied

Cette route a beaucoup pour elle
dans tous les axes de la boussole
c'est l'espace et l'éternité
savanes couleur de cuir
vautours en rond dans le ciel cannelle
villages verts autour d'une flaque
dieux érectiles couverts de minium
et de papier d'argent
cités croulantes, tarabiscotées
et regards qui croisent le tien
jusqu'à l'écœurement

Tu te pousses à petite allure
un mois passe comme rien
tu consultes la carte
pour voir où t'a mené la dérive du voyage
deltas vert pâle comme des paumes ouvertes
plissements bruns des hauts plateaux
les petits cigares noués d'un fil rouge
ne coûtent que cinq anna 
(1) la botte
où irons-nous demain ?

A la gare de Bezwada (2)
tu as dormi sur un banc
tu sentais dans tes reins le poids de la journée
des quatre coins de la nuit les locomotives
arrivaient
en meuglant comme des navires
paraphe de nacre sur les eucalyptus

La lune montante était si pleine
et la vie devenue si fine
qu'il n'était ce soir-là
plus d'autre perfection que dans la mort

Solarpur, Inde centrale
Genève, 1978

Nicolas Bouvier ("Le Dehors et le dedans", Éditions Zoé, 1978, qui l'ont réédité en 1998 - et en Points/Gallimard, 2007)
(1) anna reste au singulier : l'anna, subdivision de la roupie, est une monnaie de l'Inde - (2) majuscule : Bezwada (ou Vijayavada) est une ville de l'Inde

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Les feuilles des noyers
 
Les feuilles des noyers sont brillantes de pluie
La brume monte du sol
Au fond du pré
deux vieilles cueillent de la dent-de-lion
Une fois cassées en deux
elles ne se relèveront plus
avant d’avoir rempli leurs cabas
Je vois leurs culs noirs
se déplacer comme des bestiaux essouflés
indécis
et parfois le bref éclair
au ras du sol
du petit couteau de cuisine
Je fixe cette image
dans ma tête
en attente
Je suis dans un temps
où les choses ont cessé d’être
proches
intelligibles
compatissantes

 
  Genève, 1958

Nicolas Bouvier ("Le Dehors et le dedans", Éditions Zoé, 1978 et 1998 - et en Points/Gallimard, 2007)

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Novembre
   
Les grenades ouvertes qui saignent
sous une mince et pure couche de neige
le bleu des mosquées sous la neige
les camions rouillés sous la neige
les pintades blanches plus blanches encore
les longs murs roux

les voix perdues
qui cheminent à tâtons sous la neige
toute la ville, jusqu'à l'énorme citadelle
s'envole dans le ciel moucheté


  Tabriz, 1953

Nicolas Bouvier ("Le Dehors et le dedans", Éditions Zoé, 1978 et 1998 - et en Points/Gallimard, 2007)

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Printemps kurde (deuxième strophe)
   
[...]

Je me souviens
Le fleuve était en crue
Le ciel gorgé de pluie s'étirait comme une bête
sur d'interminables friches noires
L'outarde, la cigogne
et tout ce que j'ai aimé ensuite
y nichaient déjà en secret

 [...]
 

    Mahabad - Genève, 1981

Nicolas Bouvier ("Le Dehors et le dedans", Éditions Zoé, 1978 et 1998 - et en Points/Gallimard, 2007)

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Nicolas Bouvier a écrit son ultime texte, daté du 25 octobre 1997, dans l'hôpital de Genève où il attendait la mort, signifiant avec ce poème d'adieu, l'abandon de soi-même :

  Morte saison
 
  D'un seul coup
  le temps-éclair d'un mauvais songe
  Tu as vidé les étriers
  La vie a pris ta monture
  et s'éloigne de toi
  dans un galop de cendre
  La laine des mots aimés
  est partie en flocons
  vers le ciel qui pâlit
  Blanc réduit à rien
  blanc ouvert jusqu'à l'os
  Amidon d'hôpital tout ouaté
  de menaces
  Tête foudroyée qui bourdonne
  sans rime ni raison
  De lourdes clés ont fermé derrière nous
  les serrures sonores de novembre
  L'alcool murmure en secret
  dans ses jarres tressées d'osier frais
  Désormais c'est dans un autre ailleurs
  qui ne dit pas son nom
  dans d'autres souffles et d'autres plaines
  qu'il te faudra
  plus léger que boule de chardon
  disparaître en silence
  en retrouvant le vent des routes
 
  Genève, 25 octobre 1997

Nicolas Bouvier ("Le Dehors et le dedans", Éditions Zoé, 1978 et 1998, absent de l'édition 1978, ce texte sera ajouté dans la réédition en 1998 - et en Points/Gallimard, 2007)



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