Henri Michaux (1899-1984), né en Belgique, a acquis en 1955 la
nationalité française.
Il découvre Lautréamont (Les chants de Maldoror), dont on
retrouve l'empreinte dans son œuvre écrite poétique, à la marge du
Surréalisme. Il écrit des carnets de voyages qu'il a réellement effectués ("Écuador", "Un Barbare en Asie"), mais où l'imaginaire transfigure le réel ; d'autres encore en contrées totalement imaginaires (la "Grande-Garabagne"), réunis dans le recueil "Ailleurs".
"De
l'Équateur à la Grande Garabagne, de l'expérience de la mescaline au
dessein d'une écriture universelle, de la rêverie éveillée du
«sportif au lit» aux songes, tout est voyage, exploration de nouveaux
territoires, d'autres paysages mentaux dans l'œuvre de Henri Michaux. Ailleurs
(1948), qui réunit Voyage en Grande Garabagne ; Au pays
de la Magie et Ici,
Poddema ; ne forme qu'une étape sur son itinéraire: il
n'est pas le livre de celui qui manque de pérégrinations et tente de
s'évader, mais bien le rejeton engendré par la perplexité d'un
voyageur trop souvent déçu par le réel, qui découvre, à l'instar de
Claude Lévi-Strauss, que tout voyage est avant tout exploration de
soi." (Henri Michaux et les "états-tampons", aspects du
voyage imaginaire dans "Ailleurs" - étude de Nicolas Ragonneau paru dans
la revue "Textyles" 12: «Voyages, Ailleurs», Pierre Halen éditeur,
1995)
On
trouve dans l'œuvre de Michaux une grande inventivité de langage (Nicolas Ragonneau note 82 mots inventés dans "Ailleurs").
Quelques titres : Écuador (1929) ; Un Barbare en Asie (1933) ; La nuit remue (1935) ; Voyage en Grande Garabagne (1936) ; Plume, précédé de Lointain intérieur (1938) ; Au pays de la magie (1941) ; Je vous écris d'un pays lointain (1942) ; Arbres
des tropiques (1942) ; L'Espace du dedans (1944) ; Ici, Poddema (1946) ; Ailleurs (1948) ; La vie dans les plis (1949) ; Passages (1950) ; Connaissance par les gouffres (1961).
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la catégorie qui lui est
consacrée : HENRI
MICHAUX et ses "Propriétés"
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Arbres des tropiques (passages)
Arbre blasphémateur. Arbre après la
transe. Épouvante-arbre.
Arbre hurleur, tripes dehors, tripes de la
lamentation.
Arbre à lance, arbre pieuvre, arbre exorbitant.
Arbre
obèse, arbre bouteille.
[...]
Arbre à feuilles nageoires, arbre à palmes.
Arbre
portant haltères, portant battoirs, portant fourches.
[...]
Henri Michaux ("Arbres
des tropiques", éditions Gallimard, 1942)
Une piste pour la création poétique avec ce texte :
On jouera sur les transformations, les métamorphoses possibles des arbres, pour la création poétique et la création graphique.
D'autres éléments du paysage, naturels ou artificiels, peuvent se prêter à l'exercice : nuage, fleuve, maison, ville, océan...
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Les deux passages qui suivent sont tirés, le premier, de la préface du recueil "Ailleurs", et le second de "Passages". Henri Michaux y présente ses pays imaginaires comme des contrées qu'il a parcourues, et en explique les raisons :
"L’auteur a vécu très souvent ailleurs : deux ans en Garabagne, à peu près autant au pays de la magie, un peu moins à Poddema. Ou beaucoup plus.
Les dates précises manquent. Ces pays ne lui ont pas toujours excessivement plu. Par endroits, il a failli s’y apprivoiser. Pas vraiment. Les pays, on ne saurait assez s’en méfier".
Henri Michaux (préface de l'auteur pour son recueil Ailleurs, 1948)
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"Mes pays imaginaires: pour moi une sorte d'États-tampons, afin de ne pas souffrir de la réalité.
En voyage où presque tout me heurte, ce sont eux qui prennent les heurts, dont j'arrive alors, moi, à voir le comique, à m'amuser..."
Henri Michaux ("Passages", 1950).
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Contre !
Je vous construirai une ville avec des loques, moi !
Je vous construirai sans plan et sans ciment
Un édifice que vous ne détruirez pas,
Et qu’une espèce d’évidence écumante
Soutiendra et gonflera, qui viendra vous braire au nez,
Et au nez gelé de tous vos Parthénons, vos arts arabes, et de vos Mings
Avec de la fumée, avec de la dilution de brouillard
Et du son de peau de tambour,
Je vous assoierai des forteresses écrasantes et superbes,
Des forteresses faites exclusivement de remous et de secousses,
Contre lesquelles votre ordre multimillénaire et votre géométrie
Tomberont en fadaises et galimatias et poussière de sable sans raison
[...]
Henri
Michaux ("La nuit remue" - Gallimard, 1935)
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Dans
ce pays, il n'y a pas de feuilles... (titre suggéré)
Dans ce pays, il n'y a pas de feuilles. J'ai parcouru plusieurs forêts. Les arbres paraissent morts. Erreur. Ils vivent. Mais ils n'ont pas de feuilles.
La plupart, avec un tronc très dur, vous ont partout des appendices minces comme des peaux. Les Barimes semblables à des spectres, tout entiers couverts de ces voiles végétaux; on les soulève, on veut voir la personne cachée. Non, dessous, ce n'est qu'un tronc.
[...]
D'autres avec de grandes branches dansantes, souples comme tout, serpentines.
D'autres avec de courts rameaux fermes et tout en fourchettes.
D'autres, chaque année, forment un dôme ligneux. On en rencontre d'énormes, des vieux, carapace sur carapace, et s'il vient un incendie de forêt (on ne sait ce qu'ils ont), ils cuisent là à petit feu, tout seuls, pendant des six, sept semaines, alors que tout autour d'eux, sur des lieues de parcours, ce n'est que cendre grise et froid de la nature minérale.
D'autres qui se tendent sous la pluie comme des courroies et grincent; on se croirait dans une forêt en cuir.
Les arbres à chapelet et les arbres à relais.
Les arbres à boules terminales creuses, munies de deux rubans. Par grand vent étaient emportées ces boules, et volaient, ou plutôt flottaient lentement, semblables à des poissons, des poissons qui vont enfin regagner la rivière après un voyage pénible, mais le vent les chassait et elles allaient s'empaler sur les arbres à fourchettes, ou roulaient à terre par centaines, formant un immense plancher de billes, se bousculant et comme rieuses.
Les Badèges ont des racines grimpantes. Une racine sort tout à coup, vient s'appuyer contre une branche d'un air décidé, l'air d'une monstrueuse carotte.
Il y en a d'autres, l'écorce de leur tronc s'ouvre le jour, comme des capots d'automobiles avec leurs fentes d'aération; puis la nuit se ferment strictement et jamais on ne croirait qu'ils se sont jamais ouverts. Les indigènes se nourrissent d'une amande dont l'enveloppe est extrêmement dure. Ils la mettent l'après-midi dans les fentes de l'arbre et la retirent le matin, broyée, prête à être mangée.
L'arbre le plus agréable c'est le Vibon. L'arbre à laine. On voudrait vivre dans sa couronne. Quantité innombrable de rameaux ont ses branches, et chacune sécrète une antenne de laine, si bien qu'il y a là une grosse tête laineuse. C'est le Bouddha de la forêt. Mais il arrive que les Balicolica (ce sont des oiseaux) y viennent habiter. Ils crottent partout. Alors c'est une odeur infecte qui se forme là, et il faut brûler l'arbre.
Henri
Michaux ("Mes propriétés" - chapitre Notes de Botanique, Gallimard, 1938)
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Avec la traversée de l'Équateur, l'ouvrage "Ecuador" (1929) inaugure les recueils de voyage d'Henri Michaux, dans lesquels la fine observation, l'imagination et le subjectivisme exacerbé s'interpénètrent.
Équateur
Équateur, Équateur, j'ai pensé bien du mal de toi.
Toutefois, quand on est près de s'en aller... et revenant à cheval à l'hacienda par un clair de lune comme je fais ce soir (ici les nuits sont toujours claires, sans chaleur, bonnes pour le voyage) avec le Cotopaxi dans le dos, qui est rose à six heures et demie et seulement une masse sombre à cette heure... mais il y a des mois que je ne le regarde plus... Équateur, tu es tout de même un sacré pays. [...]
Henri
Michaux ("Ecuador", éditions Gallimard,
1929)
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La
forêt
Et l'on rentre dans la forêt. Cette forêt est chauffée. Immense appartement. On se méfie. On est mal à l'aise. C'est la forêt tropicale.
[...]
Quand les poètes chantaient les arbres du Nord, je croyais qu'ils le faisaient exprès. Ces arbres nus, sans famille, lisses, abandonnés, troncs hauts, et branches qui n'offrent aucun ouverture, (je songe surtout à vous, ô hêtres, que j'ai tant maudits, qu'on me voulait faire admirer, qui portez vers le haut le subit rire malin de toutes vos petites feuilles, qui ne veut rien dire), on ne vous réclame pas, vous tous que j'ai haïs.
[...]
Arbres des tropiques, à l'air un peu naïf, un peu bête, à grandes feuilles, mes arbres ! La forêt tropicale est immense et mouvementée, très humaine, haute, tragique, pleine de retours vers la terre. Les parasites veulent bien s'élever. Ils choisissent un arbre, mais après avoir pris quelque hauteur, les voici tous qui bêlent et reserpentent vers la terre.
Très habitée, la forêt, riche en morts et en vivants !
La forêt n'enterre pas ses cadavres ; quand un arbre meurt et tombe, ils sont tous tout autour, serrés et durs pour le soutenir, et le soutiennent jour et nuit. Les morts s'appuient ainsi jusqu'à ce qu'ils soient pourris. Alors suffit d'un perroquet qui se pose, et ils tombent avec un immense fracas, comme s'ils tenaient encore follement à la vie, avec un arrachement indescriptible.
[...]
L'arbre ici ne craint pas d'adopter une grande famille, et mène grand train. Il porte sur lui des orchidées et plus de cinquante lianes l'embrassent à la vie et à la mort. Ses branches largement occupées et à pendentifs, habitées comme au moyen âge les ponts, ont de loin la douceur, le velours des chenilles, et l'apparence sage et réfléchie que donnent les barbes.
Henri
Michaux ("Ecuador", éditions Gallimard, 1929)
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La Cordillera de Los Andes
La première impression est terrible et proche du désespoir.
L'horizon d'abord disparaît.
Les nuages ne sont pas tous plus hauts que nous.
Infiniment et sans accidents, ce sont, où nous sommes,
Les hauts plateaux des Andes qui s'étendent, qui s'étendent.
Ne soyons pas tellement anxieux.
C'est le mal de montagne que nous sentons,
L'affaire de quelques jours.
Le sol est noir et sans accueil.
Un sol venu du dedans.
Il ne s'intéresse pas aux plantes.
C'est une terre volcanique.
Nu ! Et les maisons noires par-dessus,
Lui laissent tout son nu ;
Le nu noir du mauvais.
Qui n'aime pas les nuages,
Qu'il ne vienne pas à l'Équateur.
Ce sont les chiens fidèles de la montagne,
Grands chiens fidèles ;
Couronnent hautement l'horizon.
L'altitude du lieu est de 3000 mètres, qu'ils disent,
Est dangereux qu'ils disent, pour le cœur, pour la respiration, pour l'estomac
Et pour le corps tout entier de l'étranger.
Henri
Michaux ("Ecuador", éditions Gallimard,
1929)
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Arbres (titre suggéré)
L'arbre ici ne s'occupe pas de la terre,
Il faut en sortir et vite,
Il s'agit de s'élever car on étouffe,
Et il part.
Ni branches, ni fleurs, ni pousses, rien qu'un tronc direct
Et s'il vient une branche elle se colle au tronc
Et fait flèche avec lui.
Il s'élève donc.
[...]
Et quand ils n'en peuvent plus, les arbres*,
Une fois arrivés à l'extrême bout de leur taille,
Lorsqu'ils s'abandonnent enfin et se répandent en feuilles,
Les voici tous, tous à peu près à la même hauteur,
Et la forêt paraît unie.
Henri
Michaux ("Ecuador", éditions Gallimard,
1929) - *les arbres a été ajouté pour assurer le passage du singulier au pluriel, en raison de la suppression d'une partie du texte.
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