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29 avril 2007

"L'autre" - Henri Michaux

Henri Michaux (1899-1984) découvre Lautréamont (Les chants de Maldoror), dont on retrouve l'empreinte dans son œuvre écrite poétique, "à la marge" du surréalisme. Voir HENRI MICHAUX et ses "Propriétés".

Vous avez dit "éloge de l'autre" ? Ici, l'autre n'est pas à la fête.

Mes occupations

Je peux rarement voir quelqu’un sans le battre. D’autres préfèrent le monologue intérieur. Moi, non. J’aime mieux battre.
Il y a des gens qui s’assoient en face de moi au restaurant et ne disent rien, ils restent un certain temps, car ils ont décidé de manger.
En voici un.
Je te l’agrippe, toc.
Je te le ragrippe,toc.
Je le pends au porte- manteau.
Je le décroche.
Je le repends.
Je le redécroche.
Je le mets sur la table, je le tasse et l’étouffe.
Je le salis, je l’inonde.
Il revit.
Je le rince, je l’étire (je commence à m’énerver, il faut en finir), je le masse, je le serre, je le résume et l’introduis dans mon verre,
et jette ostensiblement le contenu par terre, et dis au garçon : "Mettez-moi donc un verre plus propre."
Mais je me sens mal, je règle promptement l’addition et m’en vais.

Henri Michaux ("Mes occupations" dans "La nuit remue" 1935)


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28 avril 2007

"L'autre" - Jean-Luc Moreau

Jean-Luc Moreau est né en 1937. Il a publié des histoires et des poèmes pour les enfants et les adolescents, (Sous le masque des mots, Devinettes, Poèmes de la souris verte … ) et des anthologies de poésie contemporaine ou plus classique (Poèmes à saute-mouton, Poèmes de Russie ...). Voir la catégorie POÉSIES PAR THÈME : l'école

Si

Si la sardine avait des ailes,
Si Gaston s'appelait Gisèle
Si l'on pleurait lorsqu'on rit,
Si le pape habitait Paris,
Si l'on mourait avant de naître,
Si la porte était la fenêtre,
Si l'agneau dévorait le loup,
Si les Normands parlaient zoulou,
Si la mer Noire était la Manche,
Et la mer Rouge la mer Blanche,
Si le monde était à l'envers,
Je marcherais les pieds en l'air.
Le jour, je garderais la chambre,
J'irais à la plage en décembre,
Deux et un ne feraient plus trois...
Quel ennui ce monde à l'endroit !

Jean-Luc Moreau ("L'arbre perché" - éditions Pierre Jean Oswald)


L'oncle Octave

J'ai bourlingué, dit l'oncle Octave,
De Vancouver à Tamatave,
De ShangaÏ au Cap et jusqu'à
San José de Costa Rica.
Souventes fois je rêve encore
DeTimor et de Travancore,
Mais sachez-le, par-dessus tout
J'aime le Perche et le Poitou.

Jean-Luc Moreau ("L'arbre perché" - éditions Pierre Jean Oswald)



28 avril 2007

"L'autre" - Alfred de Musset

Alfred de Musset (1810-1857) est un des plus importants poètes du XIXe siècle. Une biographie et une bibliographie sont visibles à cette adresse : http://www.etudes-litteraires.com/musset.php

On trouve sur le blog ICI la Chanson de Barberine et le poème À Ninon.
La poésie À mon frère, revenant d'Italie est publiée intégralement dans la catégorie BRASSENS chante les poètes.
En voici un court extrait :

À mon frère, revenant d'Italie

Ainsi, mon cher, tu t'en reviens
Du pays dont je me souviens
Comme d'un rêve,
De ces beaux lieux où l'oranger
Naquit pour nous dédommager
Du péché d'Ève.

Tu t'es bercé sur ce flot pur
Où Naple enchâsse dans l'azur
Sa mosaique,
Oreiller des lazzaroni
Où sont nés le macaroni
Et la musique.

Qu'il soit rusé, simple ou moqueur,
N'est-ce pas qu'il nous laisse au coeur
Un charme étrange,
Ce peuple ami de la gaieté
Qui donnerait gloire et beauté
Pour une orange ?

Toits superbes ! froids monuments !
Linceul d'or sur des ossements !
Ci-gît Venise.
Là mon pauvre coeur est resté.
S'il doit m'en être rapporté,
Dieu le conduise !

Mais de quoi vais-je ici parler ?
Que ferais-je à me désoler,
Quand toi, cher frère,
Ces lieux où j'ai failli mourir,
Tu t'en viens de les parcourir
Pour te distraire ?

Ami, ne t'en va plus si loin.
D'un peu d'aide j'ai grand besoin,
Quoi qu'il m'advienne.
Je ne sais où va mon chemin,
Mais je marche mieux quand ma main
Serre la tienne.

Alfred de Musset ("Poésies nouvelles")


28 avril 2007

"L'autre" - René de Obaldia

René de Obaldia est né en 1918. Auteur de théâtre (Le Satyre de la Villette, Le Banquet des méduses, Du vent dans les branches de sassafras ...) et de romans (Tamerlan des coeurs, Le centenaire), il est membre de l'Académie française depuis 1999. Il a été présenté sur le blog ici, avec quelques textes.

En voici un de plus, sur le thème de "l'autre", traité avec humour et tendresse :

Grand'mère

Grand'mère
Se courbe toujours vers la terre
Et au début
Je me demandais ce qu'elle avait perdu ?

Mais elle n'a rien perdu du tout
Elle a plein de tours polissons
Et si elle plie comme ça les genoux
À les rentrer dans le menton
C'est pour mieux jouer à saute-mouton.

René de Obaldia ("Innocentines" - les Cahiers Rouges - Grasset 1969).


Et un second poème sur le thème des autres, cette fois, qu'on retrouve dans la catégorie
POÉSIES pour la CLASSE - CYCLES 2 et 3
(désolé, mais la recherche dans cette catégorie, n'est pas facile, tous ces textes sur la même page ... je pense à un rangement alphabétique, si, si, c'est sérieux)

Dimanche

Charlotte
fait de la compote

Bertrand
suce des harengs

Cunégonde
se teint en blonde
Epaminondas
cire ses godasses

Thérèse
souffle sur la braise

Léon
peint des potirons

Brigitte
s'agite, s'agite

Adhémar
dit qu'il en a marre

La pendule
fabrique des virgules

Et moi dans tout cha ?
Et moi dans tout cha ?
Moi, ze ne bouze pas
Sur ma langue z'ai un chat

René de Obaldia


28 avril 2007

"L'autre" - Claude Le Petit

Claude Le Petit (1639-1662) est connu pour ses poésies burlesques et satiriques (entre-autres "La Chronique scandaleuse ou Paris ridicule"), dans lesquelles il raille pouvoir politique et religieux. Il est aussi l'auteur de poésies licencieuses, dont on ne donnera pas les titres ici. L'ensemble lui vaut d'être brûlé en place de grève après avoir eu la main coupée et avoir été étranglé (une mesure de faveur, car en général on était brûlé vif).

Voici son plus célèbre sonnet.
Considérons ce tableau que fait Claude Le Petit du poète françois comme un éloge, mais ça se discute ...

Le poète crotté

Quand vous verrez un homme avecque gravité
En chapeau de clabaud (1) promener sa savate
Et le col étranglé d'une sale cravate,
Marcher arrogamment dessus la chrétienté,

Barbu comme un sauvage et jusqu'aux reins crotté,
D'un haut de chausse noir sans ceinture et sans patte,
Et de quelques lambeaux d'une vieille buratte
En tous temps constamment couvrir sa nudité,

Envisager chacun d'un œil hagard et louche
Et mâchant dans les dents quelque terme farouche,
Se ronger jusqu'au sang la corne de ses doigts,

Quand, dis-je, avec ces traits vous trouverez un homme,
Dites assurément : c'est un poète françois !
Si quelqu'un vous dément, je l'irai dire à Rome.

(1) Un clabaud : un mendiant.
Claude Le Petit  (1660)


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28 avril 2007

"L'autre" - Michel Piquemal

Michel Piquemal est né en 1954 à Béziers, dans l'Hérault. Instituteur, parolier, scénariste de BD et scénariste télé, il est aussi poète et auteur de plus de 120 ouvrages pour la jeunesse.
Plus d'infos ici, sur son site officiel : http://www.michelpiquemal.com/

La vieille dame (titre proposé)

C'est une vieille dame assise sur un banc.
Elle sort de son panier un petit mouchoir blanc.
Elle se lève et, d'un geste,
envoie voler au vent
des trésors de miettes
que cent pigeons tout blancs,
cent pigeons qui volettent,
picorent en un instant.

Michel Piquemal ("Poèmes à poils et à plumes pour enfants en pyjama" - Éditions Pluie d'été, 2000)



28 avril 2007

"L'autre" - Gisèle Prassinos

D'origines grecques, mais née en Turquie en 1920, Gisèle Prassinos est une écrivaine de romans, de poésies et de nouvelles. Elle fait un bout de chemin avec les surréalistes pour quitter ce mouvement, comme tant d'autres, dans les années 50. Elle se consacre aussi à la traduction de l'écrivain grec Nikos Kazantzakis, et à des créations artisanales : dessins, tentures ...
Dernier livre en date publié : La mort de Socrate, et autres nouvelles (Publication Forcalquier, 2006)

L'insatisfait

Je n'aime pas ce que je suis, et le miroir, traître fidèle, m'offre un portrait tous les jours plus exaspérant.
Alors, je me commande mille costumes, dans l'espoir que l'un d'eux fera de moi, enfin, une autre personne. Mais chaque étoffe, sur mon corps, prend le pli de mes plis ; chaque couleur, en peu de temps, devient ma couleur qui n'a pas de nom.

J'ai volé leurs vêtements à mes amis, à de simples connaissances et détroussé les passants en pleine nuit. Ainsi, j'ai cru souvent, pour quelques heures, avoir réussi à me fuir définitivement et mon bonheur était complet.
Mais à peine installé dans la douce nouveauté, je me sentais revenir, sournois.

Pourtant, je ne suis pas difficile. Peu m'importe ce que je serai. Il me suffit de devenir un autre. Ah ! celui-là, il peut être certain que je le chérirai !

Gisèle Prassinos ("Les Mots Endormis"- Flammarion, 1967)



28 avril 2007

"L'autre" - Jacques Prévert

Jacques Prévert (1900-1977), poète surréaliste à ses débuts, ami entre-autres de Raymond Queneau, s'éloignera de ce mouvement pour une poésie "populaire", frondeuse, parfois très caustique à l'endroit des corps constitués : l'Armée, l'Église, les institutions ... Mais une grande partie de son œuvre poétique, en prose ou en vers libres, est accessible aux plus jeunes, avec des textes pleins d'humour et d'humanité, petites saynètes du quotidien.
Jacques Prévert est très présent dans les cahiers de récitation ("Paroles" - 1945, est un des recueils de poésie les plus vendus et les plus traduits).
Il est aussi auteur de théâtre et parolier ("Les feuilles mortes", pour ne citer qu'une chanson), ainsi que de scénarios de films (Quai des brumes, les Visiteurs du soir, les Enfants du paradis ; réalisés par Marcel Carné).

Déjà présent sur le blog, voici ce poème engagé pour la défense et l'illustration de "l'autre", l'étranger :

Étranges étrangers

Kabyles de la Chapelle et des quais de Javel
hommes des pays lointains
cobayes des colonies
Doux petits musiciens
soleils adolescents de la porte d'Italie
Boumians de la porte de Saint-Ouen
Apatrides d'Aubervilliers
brûleurs des grandes ordures de la ville de Paris
ébouillanteurs des bêtes trouvées mortes sur pied
au beau milieu des rues
Tunisiens de Grenelle
embauchés débauchés
manoeuvres désoeuvrés
Polacks du Marais du Temple des Rosiers

Cordonniers de Cordoue soutiers de Barcelone
pêcheurs des Baléares ou bien du Finisterre
rescapés de Franco
et déportés de France et de Navarre
pour avoir défendu en souvenir de la vôtre
la liberté des autres
Esclaves noirs de Fréjus
tiraillés et parqués
au bord d'une petite mer
où peu vous vous baignez
Esclaves noirs de Fréjus
qui évoquez chaque soir
dans les locaux disciplinaires
avec une vieille boîte à cigares
et quelques bouts de fil de fer
tous les échos de vos villages
tous les oiseaux de vos forêts
et ne venez dans la capitale
que pour fêter au pas cadencé
la prise de la Bastille le quatorze juillet

Enfants du Sénégal
dépatriés expatriés et naturalisés

Enfants indochinois
jongleurs aux innocents couteaux
qui vendiez autrefois aux terrasses des cafés
de jolis dragons d'or faits de papier plié

Enfants trop tôt grandis et si vite en allés
qui dormez aujourd'hui de retour au pays
le visage dans la terre
et des bombes incendiaires labourant vos rizières

On vous a renvoyé
la monnaie de vos papiers dorés
on vous a retourné
vos petits couteaux dans le dos

Étranges étrangers
Vous êtes de la ville
vous êtes de sa vie
même si mal en vivez
même si vous mourez.

Jacques Prévert  ("Grand bal du printemps" - Gallimard, 1951 )


Droit de regard

Vous
Je ne vous regarde pas
ma vie non plus ne vous regarde pas
J’aime ce que j’aime
et cela seul me regarde
et me voit
J’aime ceux que j’aime
je les regarde
ils m’en donnent droit.

Jacques Prévert ("La Pluie et le beau temps" - Gallimard 1955)


L'amiral

L'amiral Larima
Larima quoi
la rime à rien
l'amiral Larima
l'amiral Rien.

Jacques Prévert ("Paroles" - Les Éditions du Point du Jour, 1946 et Gallimard, 1949) 


Et la fête continue

Debout devant le zinc
Sur le coup de dix heures
Un grand plombier zingueur
Habillé en dimanche et pourtant c'est lundi
Chante pour lui tout seul
Chante que c'est jeudi
Qu'il n'ira pas en classe
Que la guerre est finie
Et le travail aussi
Que la vie est si belle
Et les filles si jolies
Et titubant devant le zinc
Mais guidé par son fil à plomb
Il s'arrête pile devant le patron
Trois paysans passeront et vous paieront
Puis disparaît dans le soleil
Sans régler les consommations
Disparaît dans le soleil tout en continuant sa chanson

Jacques Prévert ("Paroles" - Les Éditions du Point du Jour, 1946 et Gallimard, 1949) 


Le cancre

Il dit non avec la tête
Mais il dit oui avec le coeur
Il dit oui à ce qu'il aime
Il dit non au professeur
Il est debout
On le questionne
Et tous les problèmes sont posés
Soudain le fou rire le prend
Et il efface tout
Les chiffres et les mots
Les dates et les noms
Les phrases et les pièges
Et malgré les menaces du maître
Sous les huées des enfants prodiges
Avec des craies de toutes les couleurs
Sur le tableau noir du malheur
Il dessine le visage du bonheur.

Jacques Prévert ("Paroles" - Les Éditions du Point du Jour, 1946 et Gallimard, 1949)


Les belles familles

Louis I
Louis II
Louis III
Louis IV
Louis V
Louis VI
Louis VII
Louis VIII
Louis IX
Louis X (dit le Hutin)
Louis XI
Louis XII
Louis XIII
Louis XIV
Louis XV
Louis XVI
Louis XVII
Louis XVIII

et plus personne plus rien ...
qu'est-ce que c'est que ces gens-là
qui ne sont pas foutus
de compter jusqu'à vingt ?

Jacques Prévert ("Paroles" - Les Éditions du Point du Jour, 1946 et Gallimard, 1949)


Comme souvent en poésie, quand les textes sont destinés aux élèves, on coupe des passages.
Le poème bien connu qui suit, sujet d'exercices de création poétique (voir ici des exemples), est en version originale. A vous de juger si ...

Cortège

Un vieillard en or avec une montre en deuil
Une reine de peine avec un homme d'Angleterre
Et des travailleurs de la paix avec des gardiens de la mer
Un hussard de la farce avec un dindon de la mort
Un serpent à café avec un moulin à lunettes
Un chasseur de corde avec un danseur de têtes
Un maréchal d'écume avec une pipe en retraite
Un chiard en habit noir avec un gentleman au maillot
Un compositeur de potence avec un gibier de musique
Un ramasseur de conscience avec un directeur de mégots
Un repasseur de Coligny avec un amiral de ciseaux
Une petite soeur du Bengale avec un tigre de Saint-Vincent-de-Paul
Un professeur de porcelaine avec un raccommodeur de philosophie
Un contrôleur de la Table Ronde avec des chevaliers de la Compagnie du Gaz de Paris
Un canard à Sainte-Hélène avec un Napoléon à l'orange
Un conservateur de Samothrace avec une victoire de cimetière
Un remorqueur de famille nombreuse avec un père de haute mer
Un membre de la prostate avec une hypertrophie de l'Académie française
Un gros cheval in partibus avec un grand évêque de cirque
Un contrôleur à la croix de bois avec un petit chanteur d'autobus
Un chirurgien terrible avec un enfant dentiste
Et le général des huîtres avec un ouvreur de Jésuites.

Jacques Prévert ("Paroles" - Les Éditions du Point du Jour, 1946 et Gallimard, 1949)


Voici un texte simple, bien comme il faut dans le thème, mais c'est vrai que ...

Quelqu'un

Un homme sort de chez lui
C'est très tôt le matin
C'est un homme qui est triste
Cela se voit sur sa figure
Soudain dans une boîte à ordure
Il voit un vieux Bottin Mondain
Quand on est triste on passe le temps
Et l'homme prend le Bottin
Le secoue un peu et le feuillette machinalement
Les choses sont comme elles sont
Cet homme si triste est triste parce qu'il s'appelle Ducon
Et il feuillette
Et continue à feuilleter
Et il s'arrête
A la page D
Et il regarde la page des D-U Du ..
Et son regard d'homme triste devient plus gai et plus clair
Personne
Vraiment personnne ne porte le même nom
Je suis le seul Ducon
Dit-il entre ses dents
Et il jette le livre s' époussette les mains
Et poursuit fièrement son petit bonhomme de chemin.


Jacques Prévert ("Histoires"
- Les Éditions du Point du Jour, 1946 et Gallimard, 1963) - Ce texte a été interprété par Yves Montand.


Les quatre textes qui suivent sont tirés du recueil "Grand bal du printemps", dans lequel ils ne portent pas de titre. Dans "Histoires" des éditions Gallimard, le premier de ces textes a été repris sous le titre "Enfants de la haute ville" ...

Enfants de la haute ville 

Enfants de la haute ville
filles des bas quartiers
le dimanche vous promène
dans la rue de la Paix
Le quartier est désert
les magasins fermés
Mais sous le ciel gris souris
la ville est un peu verte
derrière les grilles des Tuileries
Et vous dansez sans le savoir
vous dansez en marchant
sur les trottoirs cirés
Et vous lancez la mode
sans même vous en douter
Un manteau de fou rire
sur vos robes imprimées
Et vos robes imprimées
sur le velours potelé
de vos corps amoureux
tout nouveaux tout dorés

Folles enfants de la haute ville
ravissantes filles des bas quartiers
modèles impossibles à copier
cover-girls
colored girls
de la Goutte d'Or ou de Belleville
de Grenelle ou de Bagnolet.

Jacques Prévert ("Grand bal du printemps" - 1951 et Gallimard, 1976) ; aussi dans ("Histoires" - Gallimard, 1963)


Destiné (titre proposé)

Il y en a qui s'appellent
Aimé Bienvenu ou Désiré
moi on m'a appelé Destiné

Je ne sais pas pourquoi
et je ne sais même pas qui m'a donné ce nom-là

Mais j'ai eu de la chance
On aurait pu m'appeler
Bon à rien Mauvaise graine Détesté Méprisé
ou Perdu à jamais.

Jacques Prévert ("Grand bal du printemps" - 1951 et Gallimard, 1976)  


j’ai vu passer un homme (titre proposé)

Un matin
dans une cour de la rue de la Colombe ou de la rue
des Ursins
des voix d'enfants
chantèrent quelque chose comme ça :

Au coin d’la rue du Jour
et d’la rue Paradis
j’ai vu passer un homme
y a que moi qui l’ai vu
j’ai vu passer un homme
tout nu en plein midi
y a que moi qui l’ai vu
pourtant c’est moi l’plus petit
les grands y savent pas voir
surtout quand c’est marrant surtout quand c’est joli

Il avait des ch’veux d’ange
une barbe de fleuve
une grande queue de sirène
une taille de guêpe
deux pieds de chaise Louis treize
un tronc de peuplier
et puis un doigt de vin
et deux mains de papier
une toute petite tête d’ail
une grande bouche d’incendie
et puis un œil de bœuf
et un œil de perdrix

Au coin d’la rue du Jour
et d’la rue Paradis
c'est là que je l’ai vu
un jour en plein midi
c'est pas le même quartier
mais les rues se promènent partout où ça leur plaît.

Jacques Prévert ("Grand bal du printemps" - 1951 et Gallimard, 1976)  


Un petit mendiant (titre proposé)

Un petit mendiant
demande la charité aux oiseaux

Oh
ne me laissez pas la main pleine
je resterai là jusqu’à la nuit s’il le faut

Et il y a dans son regard une lueur de détresse

cette lueur
un oiseau la surprend

Tout à l’heure
par pure délicatesse et sans avoir grand faim il s’en
ira à petits pas prudents manger dans la main
de l’enfant le pain offert si simplement

Et la joie allumera tous ses feux dans les yeux du
petit mendiant.

Jacques Prévert ("Charmes de Londres" dans "Grand bal du printemps" - 1951 et Gallimard, 1976) 


Frontières
 
- Votre nom ?
- Nancy.
-
D'où venez-vous ?
-
Caroline.
-
Où allez-vous ?
-
Florence.
-
Passez.

- Votre nom ?
-
On m'appelle Rose de Picardie, Blanche de Castille,
  Violette de Parme ou Bleue de Méthylène.
-
Vous êtes mariée ?
-
Oui.
-
Avec qui ?
-
Avec Jaune d'Oeuf.
-
Passez.

Jacques Prévert ("Choses et autres" - Gallimard, 1972)


Tant bien que mal

Ils sont marrants les êtres
Vous tout comme moi
Moi tout comme vous
Et c'est pas du théâtre
c'est la vie
c'est partout

Ils sont marrants les êtres
En entrant chez les autres
il y en a qui tombent bien
il y en a qui tombent mal
À celui qui tombe bien
on dit Vous tombez bien
et on lui offre à boire
et une chaise où s'asseoir
À celui qui tombe mal
personne ne lui dit rien
Ils sont marrants les êtres
qui tombent chez les uns
qui tombent chez les autres
ils sont marrants les êtres
Celui qui tombe mal
une fois la porte au nez
retombe dans l'escalier
et l'autre passe dessus
à grandes enjambées
Quand il regagne la rue
après s'être relevé
il passe inaperçu
oublié effacé
La pluie tombe sur lui
et tombe aussi la nuit

Ils sont marrants les êtres
Ils tombent ils tombent toujours
ils tombent comme la nuit
et se lèvent comme le jour.

Jacques Prévert ("Choses et autres"- Gallimard, 1972) Ce texte a été mis en musique par Louis Bessières.


Un texte pour jouer avec rien ni personne :

Un beau matin

Il n'avait peur de personne
Il n'avait peur de rien
Mais un matin un beau matin
Il croit voir quelque chose
Mais il dit Ce n'est rien
Et il avait raison
Avec sa raison sans nul doute
Ce n'était rien
Mais le matin ce même matin
Il croit entendre quelqu'un
Et il ouvrit la porte
Et il la referma en disant Personne
Et il avait raison
Avec sa raison sans nul doute
Il n'y avait personne
Mais soudain il eut peur
Et il comprit qu'il était seul
Mais qu'il n'était pas tout seul
Et c'est alors qu'il vit
Rien en personne devant  lui.

Jacques Prévert ("Histoires")


Le désespoir est assis sur un banc

Dans un square sur un banc
Il y a un homme qui vous appelle quand on passe
Il a des binocles un vieux costume gris
Il fume un petit ninas* il est assis
Et il vous appelle quand on passe
Ou simplement il vous fait signe
Il ne faut pas le regarder
Il ne faut pas l'écouter
Il faut passer
Faire comme si on ne le voyait pas
Comme si on ne l'entendait pas
Il faut passer presser le pas
Si vous le regardez
Si vous l'écoutez
Il vous fait signe et rien personne
Ne peut vous empêcher d'aller vous asseoir près de lui
Alors il vous regarde et sourit
Et vous souffrez atrocement
Et l'homme continue de sourire
Et vous souriez du même sourire
Exactement
Plus vous souriez plus vous souffrez
Atrocement
Plus vous souffrez plus vous souriez
Irrémédiablement
Et vous restez là
Assis figé
Souriant sur le banc
Des enfants jouent tout près de vous
Des passants passent
Tranquillement
Des oiseaux s'envolent
Quittant un arbre
Pour un autre
Et vous restez là
Sur le banc
Et vous savez vous savez
Que jamais plus vous ne jouerez
Comme ces enfants
Vous savez que jamais plus vous ne passerez
Tranquillement
Comme ces passants
Que jamais plus vous ne vous envolerez
Quittant un arbre pour un autre
Comme ces oiseaux.

*Un ninas est un petit cigare
Jacques Prévert ("Paroles" - Les Éditions du Point du Jour, 1946 et Gallimard, 1949)


28 avril 2007

"L'autre" - Raymond Queneau

Raymond Queneau (1903-1976) appartient au mouvement surréaliste, qu'il quittera (exclusion), comme beaucoup d'autres. Il est l'un des fondateurs du mouvement littéraire "Oulipo" (Ouvroir de Littérature Potentielle).
Il invente des règles d'écriture (remplacer par exemple chacun des mots d'un texte par le mot situé dans le dictionnaire 7 mots plus loin).
Auteur en particulier d' Exercices de style et de Zazie dans le Métro, il publie en 1961 l'ouvrage Cent Mille Milliards de Poèmes, qui permet par combinaisons de vers de composer une infinité (ou presque !) de sonnets  réguliers.
Il est élu à l'Académie Goncourt en 1951.

Cris de Paris

On n'entend plus guère le repasseur de couteaux
le réparateur de porcelaines le rempailleur de chaises
on n'entend plus guère que les radios qui bafouillent
des tourne-disques des transistors et des télés
ou bien encore le faible aye aye ouye ouye
que pousse un piéton écrasé

Raymond Queneau ("Courir les rues" - 1967, Gallimard poésie)


L’espèce humaine

L’espèce humaine m’a donné
le droit d’être mortel
le devoir d’être civilisé
la conscience humaine
deux yeux qui d’ailleurs ne fonctionnent pas très bien
le nez au milieu du visage
deux pieds deux mains
le langage
l’espèce humaine m’a donné
mon père et ma mère
peut-être des frères on ne sait
des cousins à pelletées
et des arrière-grands-pères
l’espèce humaine m’a donné
ses trois facultés
le sentiment l’intelligence et la volonté
chaque chose de façon modérée
l’espèce humaine m’a donné
trente-deux dents un cœur un foie
d’autres viscères et dix doigts
l’espèce humaine m’a donné
de quoi être satisfait

Raymond Queneau ("L'Instant fatal" - 1948, Gallimard)


Quelqu'un

Quand la chèvre sourit
quand l’arbre tombe
quand le crabe pince
quand l’herbe est sonore
plus d’une maison
plus d’une coquille
plus d’une caverne
plus d’un édredon
entendent là-bas
entendent tout près
entendent très peu
entendent très bien
quelqu’un qui passe et qui pourrait bien être
et qui pourrait bien être quelqu’un

Raymond Queneau ("L'Instant fatal" - 1948, Gallimard)


28 avril 2007

"L'autre" - Charles Le Quintrec

Charles Le Quintrec, né en 1926 en Bretagne, est un écrivain et poète français.
Un de ses derniers romans : Les enfants de Kerfontaine (Albin Michel, 2007).

L'enfant

L’enfant n’est pas un ange
Ce n’est pas un démon

Il se cogne aux étoiles
Sans se blesser le front

Roi des eaux sidérales
Il s’invente un royaume

Un royaume à cheval
Entre l’aurore et l’aube

Chaque jour son regard
Recommence le monde.

Charles Le Quintrec


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