Paul Vaillant-Couturier (1892-1937) était journaliste, écrivain, et poète mais l'Histoire a surtout retenu son engagement pacifiste et sa carrière politique. Il contribue à la diffusion de la « chanson de Craonne » pensant la guerre de 14-18. Journaliste au "Canard Enchaîné", en 1917, il crée en 1919 la revue pacifiste et artistique Clarté, avec Henri Barbusse.
Après le Congrès de Tours (1920), il participe à la fondation du Parti communiste français .
recueils de poésie : La Visite du berger (1913) et Trains rouges (1922).
L'alphabet (première version)
Le A majuscule monte dans le ciel comme une Tour Eiffel.
Le B est un monsieur à gros ventre.
Le C fait la révérence.
Le D est le dernier quartier de lune.
Le E a faim de toutes ses dents.
Le F est une grue dressée sur un chantier.
Le G ouvre sa bouche pour vous avaler.
Le H dresse ses deux poteaux sur le terrain de rugby.
Le I est un monsieur très maigre qui se tient droit.
Le J a le profil d'une louche à soupe.
Le K est un képi très haut.
Le L me servira d'équerre.
Le M est deux ponts dans la plaine.
Le N nous avertit d'un virage dangereux.
Le O est une belle pomme.
Le P pourrait servir de parapluie.
Le Q a le profil d'une raquette.
Le R est une pieuvre sur ses gardes.
Le S se tortille comme un serpent.
Le T est perché comme une antenne sur le toit.
Le U est un trapèze.
Le V est comme un oiseau dans le ciel.
Le W est comme les racines d'une molaire.
Le X présente deux épées qui se croisent.
Le Y est une baguette de sourcier.
Le Z est le signe de Zorro.
Paul-Vaillant Couturier
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L' alphabet (deuxième version)
"Paul se plaisait à imaginer les lettres un peu comme se les imaginaient les enlumineurs de manuscrit...
II y avait l'A, gendarme campé sur ses bottes,
le B, gros monsieur sans fesses roulant sur son ventre,
le C qui fait la révérence,
le D qui est assis derrière son comptoir,
le E qui a faim de toutes ses dents,
le F qui indique la sortie,
le G, menuisier des lettres avec son étau,
le H avec ses duellistes qui s'enferrent
le I monsieur maigre qui salue,
le J qui saute
et le K petit bossu,
le L qui envoie son coup de pied,
le M, la plus assise des lettres,
le N, montagne russe pour aller au ciel,
le O à qui on n'a qu'à dessiner une figure comme à la lune,
le P, initiale de Paul, ce qui suffit,
le Q dont on fait un rat en lui mettant deux oreilles,
le R mousquetaire, la plus noble et la plus majestueuse des lettres,
l'anguille du S,
la balance du T,
l'U tête sans crâne,
le V de vipère et le mystère de son identification
avec l'U sur les affiches,
le W qui n'est nulle part que sur les cabinets
et les parents lointains des lettres qui offrent avec le W une évocation d'exotisme et de voyage : X, Y, Z."
Paul Vaillant-Couturier ("Enfance" - Editions Messidor, 1987)
La forme des lettres, évocation poétique
L'observation des lettres de l'alphabet permet l'évocation poétique. On imaginera d'autres correspondances (cf aussi "Voyelles", le poème d'Arthur Rimbaud, en formes et couleurs :
A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu : voyelles,
Je dirai quelque jour vos naissances latentes :
A, noir corset velu des mouches éclatantes ...
Autres matériaux : les chiffres : 0 1 2 3 4 5 6 7 8 9, les signes d'écriture : , ; . ! ? ... ( " ¨^@ + - X
Dans la nouvelle "L'alphabet de Mondo", ci-dessous, Le Clézio, auteur contemporain, livre d'autres visions de l'alphabet : [...]
L'homme avait pris dans son sac de plage un vieux canif à manche rouge et il avait commencé à graver les signes des lettres sur des galets bien plats. En même temps, il parlait à Mondo de tout ce qu'il y a dans les lettres, de tout ce qu'on peut y voir quand on les regarde et quand on les écoute.
Il parlait de A qui est comme une grande mouche avec ses ailes repliées en arrière ; de B qui est drôle, avec ses deux ventres, de C et D qui sont comme la lune, en croissant et à moitié pleine, et O qui est la lune tout entière dans le ciel noir. Le H est haut, c'est une échelle pour monter aux arbres et sur le toit des maisons ; E et F, qui ressemblent à un râteau et à une pelle, et G, un gros homme assis dans un fauteuil ; I danse sur la pointe de ses pieds, avec sa petite tête qui se détache à chaque bond, pendant que J se balance ; mais K est cassé comme un vieillard, R marche à grandes enjambées comme un soldat, et Y est debout, les bras en l'air et crie : au secours ! L est un arbre au bord de la rivière, M est une montagne ; N est pour les noms et les gens saluent de la main, P dort sur une patte et Q est assis sur sa queue ; S, c'est toujours un serpent, Z toujours un éclair ; T est beau, c'est comme le mât d'un bateau, U est comme un vase. V,W, ce sont des oiseaux, des vols d'oiseaux ; X est une croix pour se souvenir.
Avec la pointe de son canif, le vieil homme traçait les signes sur les galets et les disposait devant Mondo.
Jean-Marie Gustave Le Clézio ("Mondo et autres histoires" - éditions Gallimard, 1978).
- Boris Vian -
Boris Vian (1920-1959) est un "touche-à-tout de génie".
Diplômé de l'École centrale, il entre comme ingénieur à l'Afnor (Association française de normalisation !) où il sévira quand même quatre années, avant de devenir trompettiste, car il est passionné de musique et de "culture jazz" (il signe des critiques pour des revues spécialisées).
Il écrit parallèlement(1) des poésies et des textes de chansons, qu'il interprètera plus tard, des nouvelles et des romans.
Lire la suite dans la catégorie du blog qui lui est consacrée, à gauche...
Un poisson d'avril
Un poisson d'avril
Est venu me raconter
Qu'on lui avait pris
Sa jolie corde à sauter
C'était un cheval
Qui l'emportait sur son cœur
Le long du canal
Où valsaient les remorqueurs
Et alors un serpent
S'est offert comme remplaçant
Le poisson très content
Est parti à travers champs
Il saute si haut
Qu'il s'est envolé dans l'air
Il saute si haut
Qu'il est retombé dans l'eau
Boris Vian ("Un poisson d'avril" - Rue du Monde, collection Petits Géants, 2001)
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Si les poètes étaient moins bêtes
Si les poètes étaient moins bêtes
Et s'ils étaient moins paresseux
Ils rendraient tout le monde heureux
Pour pouvoir s'occuper en paix
De leurs souffrances littéraires
Ils construiraient des maisons jaunes
Avec des grands jardins devant
Et des arbres pleins de zoizeaux
De mirliflûtes et de lizeaux
Des mésongres et des feuvertes
Des plumuches, des picassiettes
Et des petits corbeaux tout rouges
Qui diraient la bonne aventure
Il y aurait de grands jets d'eau
Avec des lumières dedans
Il y aurait deux cents poissons
Depuis le croûsque au ramusson
De la libelle au pépamule
De l'orphie au rara curule
Et de l'avoile au canisson
Il y aurait de l'air tout neuf
Parfumé de l'odeur des feuilles
On mangerait quand on voudrait
Et l'on travaillerait sans hâte
A construire des escaliers
De formes encor jamais vues
Avec des bois veinés de mauve
Lisses comme elle sous les doigts
Mais les poètes sont très bêtes
Ils écrivent pour commencer
Au lieu de s'mettre à travailler
Et ça leur donne des remords
Qu'ils conservent jusqu'à la mort
Ravis d'avoir tellement souffert
On leur donne des grands discours
Et on les oublie en un jour
Mais s'ils étaient moins paresseux
On ne les oublierait qu'en deux.
Boris Vian ("Je voudrais pas crever", éditions Jean-Jacques Pauvert, 1962)
Inventer des mots
Voir Guillevic, Henri Michaux et Boby Lapointe.
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Les autres textes de Boris Vian qui suivent ne sont pas moins inventifs :
Je veux une vie en forme d'arête
Je veux une vie en forme d'arête
Sur une assiette bleue
Je veux une vie en forme de chose
Au fond d'un machin tout seul
Je veux une vie en forme de sable dans des mains
En forme de pain vert ou de cruche
En forme de savate molle
En forme de faridondaine
De ramoneur ou de lilas
De terre pleine de cailloux
De coiffeur sauvage ou d'édredon fou
Je veux une vie en forme de toi
Et je l'ai, mais ça ne me suffit pas encore
Je ne suis jamais content
Boris Vian ("Je voudrais pas crever", éditions Jean-Jacques Pauvert, 1962)
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Y en a qui ont des trompinettes
Y en a qui ont des trompinettes
Et des bugles
Et des serpents
Y en a qui ont des clarinettes
Et des ophicléides géants
Y en a qu'ont des gros tambours
Bourre Bourre Bourre
Et ran plan plan
Mais moi j'ai qu'un mirliton
Et je mirlitonne
Du soir au matin
Moi je n'ai qu'un mirliton
Mais ça m'est égal si j'en joue bien.
Oui mais voilà, est-ce que j'en joue bien ?
Boris Vian ("Je voudrais pas crever", éditions Jean-Jacques Pauvert, 1962)
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Une chanson pour terminer, à dire ou à chanter :
La complainte du progrès
Autrefois pour faire sa cour
On parlait d'amour
Pour mieux prouver son ardeur
On offrait son cœur
Maintenant c'est plus pareil
Ça change ça change
Pour séduire le cher ange
On lui glisse à l'oreille
Ah Gudule, viens m'embrasser, et je te donnerai...
Un frigidaire, un joli scooter, un atomixer
Et du Dunlopillo
Une cuisinière, avec un four en verre
Des tas de couverts et des pelles à gâteau!
Une tourniquette pour faire la vinaigrette
Un bel aérateur pour bouffer les odeurs
Des draps qui chauffent
Un pistolet à gaufres
Un avion pour deux...
Et nous serons heureux!
Autrefois s'il arrivait
Que l'on se querelle
L'air lugubre on s'en allait
En laissant la vaisselle
Maintenant que voulez-vous
La vie est si chère
On dit: "rentre chez ta mère"
Et on se garde tout
Ah Gudule, excuse-toi, ou je reprends tout ça...
Mon frigidaire, mon armoire à cuillers
Mon évier en fer, et mon poêle à mazout
Mon cire-godasses, mon repasse-limaces
Mon tabouret-à-glace et mon chasse-filous !
La tourniquette, à faire la vinaigrette
Le ratatine-ordures et le coupe-friture
Et si la belle se montre encore rebelle
On la ficelle dehors, pour confier son sort...
Au frigidaire, à l'efface-poussière
A la cuisinière, au lit qu'est toujours fait
Au chauffe-savates, au canon à patates
A l'éventre-tomate, à l'écorche-poulet !
...
Boris Vian ( sur une musique d'Alain Goraguer, éditions Tutti, 1955)