Anjela Duval (1905-1981) n'a pas un nom à consonance celte, certes, mais ...
"Anjela Duval est cette femme qui pendant le jour cultive la terre de sa petite ferme, Traoñ an Dour, et qui le soir sort ses cahiers et écrit des poèmes, devenus parmi les plus aimés de la langue bretonne. Le breton est sa langue de tous les jours, et elle a appris la langue littéraire, qu'elle enrichit de ses mots, de sa sensibilité. Ses poèmes révèlent son amour lucide de la nature, sa rage contre le déclin organisé du breton, ses angoisses, son humour..."
source : http://www.breizh.net/anjela/barzhonegou.php ou on trouvera ses poèmes en breton et certains traduits en français.
Voici deux poèmes dans les deux langues, traduits par Paol Keineg (adresse ci-dessus) :
Lagad an Heol
— Heol ! Perak out ken diwezhat o tiblouz ?
Ha perak eo ken ruz da lagad ?
Ha bet ac’h eus en noz-mañ ur gwall-hunvre, en deus graet dit leñvañ dre da hun ?
— Na hun na hunvre na fall na mat.
Beilhet am eus an noz-pad…
Tra ma kouske ar c’hornôg dibled war ludu louet e lore me ’m eus graet tro an Douar.
Ha gwelet am eus tud o vervel gant an naon.
Gwelet ’m eus tud o vervel gant ar riv.
Gwelet tud o vervel gant an dic’hoanag.
Gwelet am eus tud o lazhañ tud, breudeur o ’n em dagañ.
Gwelet ’m eus pobloù mac’het.
Gwelet ur penntiern meur o kouezhañ dindan boled ur foll.
Gwelet forzh tud o leñvañ :
Ha chomet on bepred digas…
Gwelet ’m eus, avat, tud o c’hoarzhin goap ouzh ar re zo er boan, ouzh ar re zo en dienez
Ouzh ar re zo dindan ar yev.
Ha neuze am eus ranket leñvañ,
Ma ’z eo ruz c’hoazh va lagad.
— Heol ! Sec’h bremañ da zaeroù !
Mor-Breizh, emberr, a vo dous
D’az lagad ruz hag entanet…
Anjela Duval (Ur beure goañv 1964)
traduction : L’œil du Soleil
— Soleil ! Pourquoi te lèves-tu si tard ?
Et pourquoi as-tu l’œil si rouge ?
As-tu fait cette nuit un cauchemar, qui t’a fait pleurer dans ton
sommeil ?
— Ni sommeil ni rêve ni bon ni mauvais.
J’ai veillé toute la nuit…
Tandis que l’occident frivole dormait sur les cendres grises de ses lauriers j’ai fait le tour de la Terre.
Et j’ai vu des gens mourir de faim.
J’ai vu des gens mourir de froid.
J’ai vu des gens mourir de désespoir.
J’ai vu des gens s’entre-tuer, des frères s’étrangler.
J’ai vu des peuples opprimés.
J’ai vu un grand dirigeant tomber sous la balle d’un dément.
J’en ai vu beaucoup qui pleuraient :
Et j’ai continué, indifférent…
J’en ai vu cependant qui se moquaient des gens dans la peine, des gens dans la misère
Des gens sous le joug.
C’est alors que j’ai pleuré,
C’est pourquoi mon œil est rouge.
— Soleil ! sèche tout de suite tes larmes !
La mer de Bretagne adoucira bientôt
Ton œil rouge et enflammé …
Anjela Duval (Un matin d’hiver 1964)
Balafenn ha Gwenanenn
— Ma vez hinon
Eme ar valafenn hedro
Ma vez hinon
Emberr me ’z ay da vale bro
— Ha me, eme ar wenanenn
D’ar valafenn skañvbenn
Me ’gaso va labour en-dro
Ma vez hinon
Anjela Duval (Miz Mezheven 1967)
traduction : Papillon et Abeille
— S’il fait beau
Dit le papillon volage
S’il fait beau
Je battrai bientôt la campagne.
— Et moi, dit l’abeille
Au papillon écervelé
Je me mettrai au travail
S’il fait beau.
Anjela Duval (Juin 1967)
Jean-Pierre Calloc'h, Yann-Ber Kalloc'h en breton, est un barde. Il publie ses poèmes sous le pseudonyme de Pen men (Tête de pierre) puis de Bleimor (loup de mer). source : http://calloch.jp.free.fr/Pages/fspoete.htm
La tristesse du Celte
...
Je suis arrivé à l'âge où l'on aime à vivre,
A courir dans les champs, à s'amuser, à chanter,
A l'âge où l'on ne songe ni à tombe ni à pierre,
Ni à fleuve de la vie qui va si vite...
Au milieu de mon plaisir pourtant je suis inquiet :
Dieu mit la tristesse dans le coeur du Breton.
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traduction : Tristedigeh er Helt
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Dégouéhet on én oed é vourrér é véùein,
E rédeg ér parkeu, é hoari, é kanein,
En oed ha ne chonja nag é bé nag é mén,
Nag é stér er vuhé ken fonnuz é tremén...
E kreiz me 'flijadur, neoah, ankinet on;
Doué 'lakas en dristé é kalon er Breton.
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Jean Pierre Calloc'h, 1904
Pédenn evid Breih
...
Noz du er baianeh, ur baianeh méhuz,
E léd ar er bed koh hé mantell blaoahuz :
Eid hé ambroug én hent téoél,
Jézuz, chomet ged Breih-Izél !
...
Prière pour la Bretagne
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La sombre nuit du paganisme, d'un paganisme honteux,
Etend sur le vieil univers son effroyable manteau :
Pour la guider dans cette route sombre,
Jésus, restez avec la Bretagne.
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Jean Pierre Calloc'h, 1909
Me halon zo é Breih-Izél
Me halon zo é Breih-Izél
Ne vern 'men 'ma er horv-man,
Me horv skuih énnoñ peb ezél.
Tro 'n dé, tro 'n noz é harman :
Me halon zo é Breih-Izél
Me halon n'é ket aman.
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Mon coeur est en Basse -Bretagne
Mon coeur est en Basse-Bretagne
N'importe où est ce corps-ci
Mon corps dont chaque membre est lassé.
Tout le jour, toute la nuit je crie :
Mon coeur est en Basse-Bretagne
Mon coeur n' est pas ici.
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Jean Pierre Calloc'h, à Paris, 1913
Kartér-noz ér hléieu
...
" Me zo er Gédour braz én é saù ar er hleu.
Goud e hran petra on ha me oér petra hran :
Iné Kornog, hé douar, hé merhed hag hé bleu,
Oll kened er bed é, en noz-man, e viran.
...
Quart de nuit aux tranchées
...
Je suis le grand Veilleur debout sur la tranchée,
Je sais ce que je suis et je sais ce que je fais :
L'âme de l' Occident, sa terre, ses filles et ses fleurs,
C'est toute la beauté du Monde que je garde cette nuit.
...
Jean Pierre Calloc'h, 1916
Le poème qui suit, Me zo ganet e-kreiz ar mor a été mis en musique par Jef Le Penven et est devenu une chanson traditionnelle bretonne :
Me zo ganet é kreiz er mor (trois premières strophes)
Me zo ganet é kreiz er mor
Tèr lèu ér méz;
Un tiig gwenn duhont em-es,
Er benal 'gresk etal en nor
Hag el lann e hol en anvez.
Me zo ganet é kreiz er mor,
E bro Arvor
Me zad e oé, èl é dadeu,
Ur matelod;
Béùet en-des kuh ha diglod
- Er peur ne gan dén é glodeu -
Bamdé-bamnoz ar er mor blod.
Me zad e oé, el e dadeu,
Stleijour-rouédeu.
Me mamm eùé e laboura
- Ha gwenn hé blèu -;
Geti, en hwéz ar on taleu,
Disket em-es bihannig tra,
Médein ha tennein avaleu.
Me mamm eùè e laboura
D'hounid bara...
...
Jean Pierre Calloc'h (extrait de "Prière dans les ténèbres", dans le recueil "A genoux", Paris 1914)
Je suis né au milieu de la mer
Je suis né au milieu de la mer
Trois lieues au large;
J'ai une petite maison blanche là-bas,
Le genêt croît près de la porte,
Et la lande couvre les alentours.
Je suis né au milieu de la mer,
Au pays d' Armor.
Mon père était comme ses pères
Un matelot.
Il a vécu obscur et sans gloire,
- Le pauvre, personne ne chante ses gloires -
Tous les jours, toutes les nuits sur la mer souple
Mon père était comme ses pères,
Traîneur de filets.
Ma mère aussi travaille,
- Malgré ses cheveux blancs -;
Avec elle, la sueur à nos fronts,
J'ai appris, tout petit,
A moissonner et à arracher les pommes de terre;
Ma mère aussi travaille
Pour gagner du pain ...
...
Jean Pierre Calloc'h ("Ar en deulin", Paris 1914)
Xavier Grall (1930-1981) est un journaliste et poète breton d'expression française, mais avec quelle force il revendique son identité ! Sa poésie est toute entière de roc, de lande et d'océan, et d'humanité. Voici quelques éloges de sa Bretagne.
"Latins, vous m’avez crevé les yeux !
Je suis Celte. Je suis Breton.
Je suis le barde condamné.
Ma démence fait ma force.
Parfois, au fond de l’ivresse, flamboie la voyance."
Les vieux de chez moi
Les vieux de chez moi ont des îles dans les yeux
Leurs mains crevassées par les chasses marines
Et les veines éclatées de leurs pupilles bleues
Portent les songes des frêles brigantines
Les vieux de chez moi ont vaincu les récifs d'Irlande
Retraités, usant les bancs au levant des chaumières
Leurs dents mâchonnant des refrains de Marie Galante
Ils lorgnent l'horizon blanc des provendes hauturières
Les vieux de chez moi sont fils de naufrageurs
leurs crânes pensifs roulent les trésors inouïs
des voiliers brisés dans les goémons rageurs
et luisent leurs regards comme des louis !
Les vieux de chez moi n'attendent rien de la vie
ils ont jeté les ans, le harpon et la nasse
mangé la cotriade et siroté l'eau-de-vie
La mort peut les prendre, noire comme pinasse
Les vieux ne bougeront pas sur le banc fatigué
Observant le port, le jardin, l'hortensia
Ils diront simplement aux Jeannie, aux Maria
"Adieu les belles, c'est le branle-bas"
Et les femmes des marins fermeront leurs volets
Xavier Grall ("La Sône des pluies et des tombes", 1976)
Allez dire à la ville
Terre dure de dunes et de pluies
c'est ici que je loge
cherchez, vous ne me trouverez pas
c'est ici, c'est ici que les lézards
réinventent les menhirs
c'est ici que je m'invente
j'ai l'âge des légendes
j'ai deux mille ans
vous ne pouvez pas me connaître
je demeure dans la voix des bardes
0 rebelles, mes frères
dans les mares les méduses assassinent les algues
on ne s'invente jamais qu'au fond des querelles
Allez dire à la ville
que je ne reviendrai pas
dans mes racines je demeure
Allez dire à la ville qu'à Raguénuès et Kersidan
la mer conteste la rive
que les chardons accrochent la chair des enfants
que l'auroch bleu des marées
défonce le front des brandes
Allez dire à la ville
que c'est ici que je perdure
roulé aux temps anciens
des misaines et des haubans
Allez dire à la ville
que je ne reviendrai pas
Poètes et forbans ont même masure
les chaumes sont pleins de trésors et de rats
on ne reçoit ici que ceux qui sont en règle avec leur âme sans l'être avec la loi
les amis des grands vents
et les oiseaux perdus
Allez dire la ville
que je ne reviendrai pas
Terre dure de dunes et de pluies
pierres levées sur l'épiphanie des maïs
chemins tordus comme des croix
Cornouaille
tous les chemins vont à la mer
entre les songes des tamaris
les paradis gisent au large
Aven
Eden
ria des passereaux
on met le cap sur la lampe des auberges
les soirs sont bleus sur les ardoises de Kerdruc
O pays du sel et du lait
Allez dire à la ville
Que c'en est fini
je ne reviendrai pas
Le Verbe s'est fait voile et varech
bruyère et chapelle
rivage des Gaëls
en toi, je demeure.
Allez dire à la ville
Je ne reviendrai pas.
Xavier Grall ("Les vents m'ont dit" - éditions Calligrammes, Quimper)
Viens avec moi
Viens avec moi
je te dirai le cri des sternes
et le psaume des pierres levées
(...)
Viens avec moi
je te dirai les dieux fraternels
dans les chapelles bleues
Viens
nous inventerons un pays mystique
violentes seront les femmes comme des solstices
il y aura des nids chantants dans les poutres
les nefs seront pleines d'hirondelles.
Xavier Grall ("Les vents m'ont dit" - éditions Calligrammes, Quimper)
Pierre-Jakez Helias, Per-Jakez Helias en breton (1914-1995) est un romancier et poète de langue française et bretonne (il traduit lui-même ses textes), célèbre auteur du "Cheval d'Orgueil".
Ar men du (passage - titre du recueil )
Ho kared rin abaoe dec'h
Abaoe kenta deiz ar bed
Warc'hoaz ken stard em eus ho karet
Ma kollan alan hirio c'hoaz
Aze dalc'het, tu all ho karan
E lechiou n'ouzon netra outo
En ollved hag a chom da groui
Hag e pep tuiou a neblec'h
Hep ano deoc'h ho kared ris
Ho noz a lugernas em deiz
Re-bar d'un ehon ar men du
Ha neuze dres on deut er bed-mañ
traduction : La pierre noire
Je vous aimerai depuis hier,
Depuis le premier jour du monde.
Demain, je vous ai tant aimée
Que j'en perds le souffle aujourd'hui.
Là tenu, je vous aime ailleurs,
Dans des lieux inconnus de nous,
Dans l'univers encore à faire
Et les partout de nulle part.
Sans nom de vous, je vous aimai.
Votre nuit brilla dans mon jour
Comme une immense pierre noire
Et c'est alors que je suis né.
Pierre-Jakez Helias ("Ar men du / La pierre noire" - éditions Hallier, 1976 et P. J. Oswald, collection L'Exemplaire, 1976)
Victor Segalen (1878-1919) est d'abord un poète breton de langue française, médecin de marine, ethnographe et archéologue français. Ses attaches sont partout : grand voyageur et découvreur, c'est en Chine (mais en français) que paraît d'abor Stèles, en 1912, dans une édition très restreinte et non commerciale. Le texte qui suit en est tiré.
Conseils au bon voyageur
Ville au bout de la route et route prolongeant la ville : ne choisis donc pas l'une ou l'autre, mais l'une et l'autre bien alternées.
Montagne encerclant ton regard le rabat et le contient que la : plaine ronde libère. Aime à sauter roches et marches ; mais caresse les dalles où le pied pose bien à plat.
Repose-toi du son dans le silence, et, du silence, daigne revenir au son. Seul si tu peux, si tu sais être seul, déverse-toi parfois jusqu'à la foule.
Garde bien d'élire un asile. Ne crois pas à la, vertu d’une vertu durable : romps-la de quelque forte épice qui brûle et morde et donne un goût même à la fadeur.
Ainsi, sans arrêt ni faux pas, sans licol et sans étable, sans mérites ni peines, tu parviendras, non point, ami, au marais des joies immortelles,
Mais aux remous pleins d'ivresses du grand fleuve Diversité.
Victor Segalen (Stèles(*) - Presses du Pei-t’ang, Pékin, 1912 et éditions Crès, Paris, 1922)
(*)Les "stèles" sont des monuments chinois de forme rectangulaire et portant des inscriptions. L'édition de Pékin du recueil de Segalen s'en inspire : format et illustrations bien définis (image). Elle comprend 81 exemplaires hors commerce sur papier de Corée et environ 200 exemplaires sur vélin parcheminé. Elle est en 1914 augmentée de 16 nouveaux poèmes.
Stèles est paru en 1999 en collection Poésie / Gallimard, et on trouve exceptionnellement ici l'intégralité de l'ouvrage original : steles.net