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lieu commun
1 août 2007

L'hiver de Jean Richepin

Jean Richepin (1849-1926) a écrit des poèmes, des pièces de théâtre et des romans.

Voici quelques extraits de La Chanson des gueux, long poème sur la grande misère de son époque, dont la publication en 1876 lui vaudra un mois de prison et une forte amende.
La neige tombe, belle et triste ...
On trouve Jean Richepin avec d'autres textes (Les oiseaux de passage) sur ce blog.
(Taper dans un moteur de recherche Richepin + lieucommun).

"Voici venir l'Hiver, tueur des pauvres gens"
Jean Richepin ("Première gelée")

La neige tombe

Toute blanche dans la nuit brune
La neige tombe en voletant,
Ô pâquerettes! une à une
Toutes blanches dans la nuit brune !
Qui donc là-haut plume la lune ?
Ô frais duvet ! flocons flottants !
Toute blanche dans la nuit brune
La neige tombe en voletant.

La neige tombe, monotone,
Monotonement*, par les cieux ;
Dans le silence qui chantonne,
La neige tombe monotone,
Elle file, tisse, ourle et festonne
Un suaire silencieux.
La neige tombe, monotone,
Monotonement par les cieux.

* Monotonement : adverbe oublié
Jean Richepin ("La chanson des gueux" - Maurice Dreyfous éditeur)


Première gelée

Voici venir l'Hiver, tueur des pauvres gens.

Ainsi qu'un dur baron précédé de sergents,
Il fait, pour l'annoncer, courir le long des rues
La gelée aux doigts blancs et les bises bourrues.
On entend haleter le souffle des gamins
Qui se sauvent, collant leurs lèvres à leurs mains,
Et tapent fortement du pied la terre sèche.
Le chien, sans rien flairer, file ainsi qu'une flèche.
Les messieurs en chapeau, raides et boutonnés,
Font le dos rond, et dans leur col plongent leur nez.
Les femmes, comme des coureurs dans la carrière,
Ont la gorge en avant, les coudes en arrière,
Les reins cambrés. Leur pas, d'un mouvement coquin,
Fait onduler sur leur croupe leur troussequin.

Oh ! comme c'est joli, la première gelée !
La vitre, par le froid du dehors flagellée,
Étincelle, au dedans, de cristaux délicats,
Et papillotte sous la nacre des micas
Dont le dessin fleurit en volutes d'acanthe.
Les arbres sont vêtus d'une faille craquante.
Le ciel a la pâleur fine des vieux argents.

Voici venir l'Hiver, tueur des pauvres gens.

Voici venir l'Hiver dans son manteau de glace.
Place au Roi qui s'avance en grondant, place, place !
Et la bise, à grands coups de fouet sur les mollets,
Fait courir le gamin. Le vent dans les collets
Des messieurs boutonnés fourre des cents d'épingles.
Les chiens au bout du dos semblent traîner des tringles.
Et les femmes, sentant des petits doigts fripons
Grimper sournoisement sous leurs derniers jupons,
Se cognent les genoux pour mieux serrer les cuisses.
Les maisons dans le ciel fument comme des Suisses.
Près des chenets joyeux les messieurs en chapeau
Vont s'asseoir ; la chaleur leur détendra la peau.
Les femmes, relevant leurs jupes à mi-jambe,
Pour garantir leur teint de la bûche qui flambe
Étendront leurs deux mains longues aux doigts rosés,
Qu'un tendre amant fera mollir sous les baisers.
Heureux ceux-là qu'attend la bonne chambre chaude !
Mais le gamin qui court, mais le vieux chien qui rôde,
Mais les gueux, les petits, le tas des indigents ...

Voici venir l'Hiver, tueur des pauvres gens.

 


La neige est belle

La neige est belle. Ô pâle, ô froide, ô calme vierge,
Salut ! Ton char de glace est traîné par des ours,
Et les cieux assombris tendent sur son parcours
Un dais de satin jaune et gris couleur de cierge.

Salut ! dans ton manteau doublé de blanche serge,
Dans ton jupon flottant de ouate et de velours
Qui s'étale à grands plis immaculés et lourds,
Le monde a disparu. Rien de vivant n'émerge.

Contours enveloppés, tapages assoupis,
Tout s'efface et se tait sous cet épais tapis.
Il neige, c'est la neige endormeuse, la neige

Silencieuse, c'est la neige dans la nuit.
Tombe, couvre la vie atroce et sacrilège,
Ô lis mystérieux qui t'effeuilles sans bruit !

Jean Richepin ("La chanson des gueux" - Maurice Dreyfous éditeur)


La neige est triste

La neige est triste. Sous la cruelle avalanche
Les gueux, les va-nu-pieds, s'en vont tout grelottants.
Oh ! le sinistre temps, oh ! l'implacable temps
Pour qui n'a point de feu, ni de pain sur la planche !

Les carreaux sont cassés, la ports se déclenche,
La neige par des trous entre avec les autans...
Des enfants, mal langés dans de pauvres tartans,
Voient au bout d'un sein bleu geler la goutte blanche.

Et par ce temps de mort, le père est au travail,
Dehors. Le givre perle aux poils de son poitrail.
Ses poumons boivent l'air glacé qui les poignarde.

Il sent son corps raidir, il râle, il tombe, las,
Cependant que le ciel ironique lui carde,
Comme pour l'inviter au somme, un matelas.

Jean Richepin ("La chanson des gueux" - Maurice Dreyfous éditeur)


La petite qui tousse

Les aiguilles des vents froids
Prennent les nez et les doigts
Pour pelote.
Quel est sur le trottoir blanc
Cet être noir et tremblant
Qui sanglote ?

La pauvre enfant ! Regardez.
La toux, par coups saccadés,
La secoue,
Et la bise qui la mord
Met les roses de la mort
Sur sa joue.

Les violettes sont moins
Violettes que les coins
De sa lèvre,
Que le dessous de ses yeux
Meurtri par les baisers bleus
De la fièvre.

Tousse ! tousse ! Encor ! Tantôt
On croit ouïr le marteau
D' une forge ;
Tantôt le râle plus clair
Comme un clairon sonne un air
Dans sa gorge.

Tousse ! tousse ! tousse ! Encor !
Oh ! le rauque et dur accord
Qui ricane !
Ce clairon large et profond
Sonne pour ceux qui s'en vont
La diane.

Tousse ! C'est le cri perçant
Du noyé lourd qui descend
Sous l'écume,
Tousse ! C'est lointain, lointain,
Ainsi qu'un glas qui s'éteint
Dans la brume.

Tousse ! tousse ! un dernier coup !
Elle laisse sur son cou
Choir sa tête,
Tel sous la bise un flambeau ;
Et pour la paix du tombeau
Elle est prête.

Elle épousera ce soir,
Sans bouquet, sans encensoir,
Sans musiques,
Plus tôt qu'on n'aurait pensé,
L'hiver, ce vieux fiancé
Des phtisiques*.

* La phtisie est une tuberculose pulmonaire, maladie mortelle du XIXe et du début du XXe siècle, touchant en particulier les pauvres.
Jean Richepin ("La chanson des gueux" - Maurice Dreyfous éditeur)


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