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1 mars 2008

jules SUPERVIELLE - le féminin en poésie

Jules Supervielle, poète franco-uruguayen de langue française, est né en 1884 à Montevideo, et il est mort à Paris en 1960.
Il a partagé son existence entre deux pays, deux continents, d'où vient peut-être cette approche du monde.

..."L'étoile dit : je tremble au bout d'un fil, si nul ne pense à moi, je cesse d'exister." (Supervielle)

Elle lève les yeux

Elle lève les yeux et la brise s'arrête,
Elle baisse les yeux, la campagne s'étend,
Elle tourne la tête une rose se prend
Au piège et la voilà qui tourne aussi la tête
Et jusqu'à l'horizon plus rien n'est comme avant
.

Jules Supervielle ("Naissances" dans "Naissances, suivi de En songeant à un art poétique", La Pléiade - Gallimard, 1951)

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Madame

O dame de la profondeur,
Que faites-vous à la surface,
Attentive à ce qui se passe,
Regardant la montre à mon heure ?

Madame, que puis-je pour vous,
Vous qui êtes là si tacite,
Ne serez-vous plus explicite,
Vous qui me voulez à genoux ?

Ce regard solitaire et tendre
Aimerait à se faire entendre ?
Et c'est à lui que je me dois
Puisque vous n'avez  pas de voix ?

Grande dame des profondeurs,
O voisine de l'autre monde,
Me voulez-vous en eaux profondes
Aux  régions de votre coeur ?

Pourquoi me regarder avec des yeux d'otage,
Jeunesse d'au-delà les âges ?
Votre fixité signifie
Qu'il faut à vous que je me fie ?

Pour quelle obscure délivrance
Me demandez-vous alliance ?

O vous toujours prête à finir,
Vous voudriez me retenir
Sur ce bord même de l'abîme
Dont vous êtes l'étrange cime.

Dame qui me voulez fidèle à votre image
Voilà que maintenant vous changez de visage ?
Comment vous suivre en vos détours,
Je suis simple comme le jour.

Comment pourrais-je me fier
A ce que vous sacrifiez,
Ou pensez-vous ainsi me dire
Que changer n'est pas se trahir
Que vous vous refusez au gel
Définitif de l'éternel ?

Devez-vous donc, quoi qu'il arrive,
Demeurer secrète et furtive ?
Ecoutez, mon obscure reine,
II est tard pour croire aux sirènes.

O vous dont la douceur étonne
Venez-vous de jours sans personne ?

Est-ce la cendre de demain
Que vous serrez dans votre main ?
Fille d'un tout proche avenir,
Venez-vous m'aider à finir

Avec ce délicat sourire
Qui veut tout dire sans le dire ?

O dame de mes eaux profondes
Serais-je donc si près des ombres ?
Ou venez-vous m'aider à vivre
De tout votre frêle équilibre ?

Que faire d'un si beau fantôme
Dans mes misérables bras d'homme ?

Oh si profonde contre moi
Vous mettez toute une buée
Fragile, bien distribuée
Dessus mon plus secret miroir.

Déjà méconnaissable à tous vos changements
Pourquoi vous voilez-vous le visage à présent ?
Est-ce pour retrouver enfin votre figure
Véritable, après tant de touchante imposture ?
 

Jules Supervielle ("Oublieuse mémoire" dans "La fable du monde – Oublieuse mémoire" - Poésie/Gallimard)

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À une enfant

Que ta voix à travers les portes et les murs
Me trouve enfin dans ma chambre, caché par la poésie,
O enfant qui es mon enfant,
Toi qui as l'étonnement de la corbeille peu à peu garnie de fleurs et d'herbes odorantes
Quand elle croyait oubliée dans un coin,
Et tu regardes de mon côté comme en pleine forêt l'écriteau qui montre les routes.
La peinture est visible à peine,
On confond les distances
Mais on est rassuré.
O dénuement !
Tu n'es même pas sûre de posséder ta petite robe ni tes pieds nus dans les sandales
Ni que tes yeux soient bien à toi, ni même leur étonnement,
Ni cette bouche charnue,
As-tu seulement le droit de regarder du haut en bas ces arbres qui barrent le ciel du jardin
Avec toutes ces pommes de pin et ces aiguilles qui fourmillent ?
Le ciel est si large qu'il n'est peut-être pas de place pour en dessous pour un enfant pour ton âge,
Trop d'espace nous étouffe autant que s'il n'en avait pas assez,
Et pourtant il te faut, comme les personnes grandes,
Endurer tout l'univers avec son sourd mouvement ;
Même les fourmis s'en accommodent et les petits des fourmis.
Comment faire pour acueillir les attelages sur les routes, à des vitesses différentes,
Et les chaudières des navires qui portent le feu sur la mer ?
Tes yeux trouveraient dans les miens le secours que l'on peut tirer
De cette chose haute à la voix grave qu'on appelle un père
 dans la maison.
S'il ne suffisait de porter un regard clair sur le monde
.

Jules Supervielle ("Gravitations" dans "Gravitations, précédé de Débarcadères" en Poésie/Gallimard)



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